Des résidents font la queue dans le froid devant la Parkdale Community Food Bank. Photo : ONFR/Rudy Chabannes

TORONTO. Le thermomètre affiche -15 degrés Celsius ce jeudi matin dans les rues de Parkdale Village. Dans ce quartier de l’Ouest torontois, le vent perce en rafale les vêtements des résidents qui s’agglutinent en file indienne devant une bâtisse en briques aux allures d’épicerie.

Quand le rideau de fer s’entrouvre enfin sur la rue Dunn, les premiers « visiteurs » s’y engouffrent, laissant au passage un ticket numéroté soigneusement conservé, preuve qu’ils viennent pour la première et unique fois de la semaine.

Charlotte Flameng connaît la plupart des usagers qui se pressent ici. Depuis deux ans, cette bénévole et travailleuse sociale originaire de Belgique se poste à l’entrée pour orienter des bénéficiaires chaque année plus nombreux.

« Les profils sont très variés, bien plus qu’avant, constate-t-elle. On voit des gens qui travaillent, d’autres qui ne travaillent pas, des jeunes, des plus âgés… Ils ne viennent pas ici occasionnellement, mais dépendent au contraire énormément de la nourriture qu’ils reçoivent ici. »

Charlotte Flameng est une des 300 bénévoles de la Parkdale Community Food Bank. Photo : ONFR/Rudy Chabannes

À l’intérieur de la banque, chacun remplit son chariot de courses ou son sac de fortune en fonction des restrictions de quantité notifiées à la main sur des étiquettes. Ici, on se sert en fonction de la taille de la famille. Sur les étals, on trouve des produits frais comme du lait, des pommes de terre, des oignons ou encore des oranges. Des boites de conserve et des pots de toutes sortes aussi : tomates, carottes, maïs, beurre de cacahuète… Sitôt remplis de fruits et légumes, les paniers se vident rapidement.

Les prix galopent, les salaires trottinent

Devant une armoire réfrigérée, Michael Stewart ouvre et ferme la petite porte vitrée, distribuant en cadence des bouteilles de lait. « Avec le coût de la vie, du loyer, de l’épicerie, la banque alimentaire devient un instrument important pour aider les gens à se nourrir et boucler la fin du mois », se désole ce bénévole qui a appris le français à Chicoutimi au Québec, avant d’étudier en France.

« La plupart du monde ici a un travail, observe-t-il. Mais quand tu vois que le salaire moyen est en-dessous du salaire vital, c’est impossible de vivre à Toronto. »

Des bénévoles font le plein des étals avant une nouvelle vague d’usagers.

Pommes de terre, oignons, oranges sont collectés en fonction de la taille des familles selon un code de couleurs.

Jeremy Duffy, responsable des opérations, déballe des denrées.

Les denrées proviennent principalement de dons de particuliers et de grossistes.

La banque alimentaire accueille des populations très variées.

Parkdale Community Food Bank ouvre quatre jours par semaine.

Parkdale Village, un quartier populaire de l’ouest torontois.

Une grille extérieure protège la banque durant les heures de fermeture.

Plus de 2 millions de Canadiens ont eu recours à une banque alimentaire en 2023, soit une hausse de 6 % par rapport à l’année précédente. Une hausse de 90 % depuis 2019 à l’échelle du pays. Sans précédent. Les 653 banques alimentaires de l’Ontario ont cumulé à elles seules plus de 736 000 visites dont le tiers concernait des enfants. En hausse de 8 % sur un an.

Ce sont les données les plus récentes exposées dans un rapport de Banques alimentaires Canada. L’organisme appelle dans ses recommandations à « réparer un filet de sécurité sociale brisé, régler la crise du logement à loyer modique, aider les travailleurs à faible revenu à joindre les deux bouts et pallier l’insécurité alimentaire et la pauvreté ».

Un bond de 7 000 à 15 000 usagers en l’espace d’un an

Une autre organisation, Feed Ontario, évoque un million de visites dans les banques alimentaires entre avril 2023 et mars 2024, soit une augmentation de 25 % par rapport à l’année dernière et une augmentation de 86 % depuis 2019-2020, dans une province où un Ontarien sur dix vit en dessous du seuil de pauvreté.

Plus localement, le nombre de visites a même doublé en un an à Parkdale Community Food Bank. Les bénéficiaires sont passés d’environ 7 000 en octobre 2023 à près de 15 000 en octobre 2024.

Une fois payés le loyer et les services publics, il ne reste que 6,67 $ par jour dans la poche des consommateurs torontois de banque alimentaire en Ontario pour couvrir les dépenses essentielles comme la nourriture, les vêtements, les médicaments, les transports. Tel est le constat alarmant de Daily Bread, qui fédère les banques alimentaires du Grand Toronto.

Michael Stewart, un bénévole qui a appris le français à Chicoutimi au Québec et a étudié en France. Photo : ONFR/Rudy Chabannes

Pour faire face, la Parkdale Community Food Bank est passée de trois à quatre jours d’ouverture, a élargi ses horaires et s’apprête à déménager dans un lieu plus grand à 300 mètres de là, sur l’avenue Brock. « On a la chance de pouvoir compter sur plusieurs partenaires, la communtauté et des entreprises pour combler les besoins », salue Laurie Drake, présidente du conseil d’administration, qui peut compter sur la générosité des particuliers. Leurs dons représentent autour de 40 % des revenus de la banque.

« On fait beaucoup de désescalade avec des gens qui sont à bout »
— Charlotte Flameng, bénévole

Un coup d’œil dehors : la file ne désemplit pas. Les personnes dépourvues de ticket sont invitées à former une deuxième file plus loin, afin de prioriser les usagers « en règle », détenteurs du précieux ticket numéroté. La plupart sont compréhensifs et prennent leur mal en patience, d’autres tentent de forcer le passage en campant devant l’entrée. Les bénévoles redoublent alors de diplomatie pour les convaincre, les apaiser.

Charlotte Flameng enregistre un client à l’entrée de la banque alimentaire de la rue Dunn. Photo : ONFR/Rudy Chabannes

Charlotte Flameng use de tout son tact pour désamorcer des situations complexes au premier contact, à des moments où la santé mentale entre parfois en jeu. Il faut alors discuter, raisonner, rassurer, réconforter… Cela n’effraie pas cette travailleuse sociale de formation. « Parfois on appelle le 911 ou même la police, mais c’est vraiment le dernier recours », insiste-t-elle, estimant que les forces de l’ordre sont encore « mal formées » à ce type d’intervention.

« On fait beaucoup de désescalade avec des gens qui sont à bout. Leurs ennuis et traumastismes ressortent ici », confie celle qui se dit « fâchée avec l’état de la société : les prix qui augmentent plus vite que les salaires, le racisme, le manque d’accès à l’emploi et aux aides… ». En prêtant main forte comme bénévole, elle a « l’impression d’aider à quelque chose, traiter les gens au moins comme des êtres humains ».

« On leur offre de la nourriture, mais aussi un échange humain »
— Michael Stewart, bénévole

Michael Stewart n’en pense pas moins. Au-delà la nourriture, il envisage la banque alimentaire comme une bulle d’humanité et de réconfort. « Les gens que l’on croise habitent pour la plupart dans des gratte-ciel isolés. Ce lien avec les gens est très important. Un bonjour, parfois une plaisanterie, leur apporte du bonheur dans leur journée. On leur offre de la nourriture, mais aussi un échange humain. »

Tous partagent un certain dégout d’une société portée sur le gaspillage à l’heure où l’urgence sociale commande la sobriété et la solidarité. « C’est révoltant, c’est sûr. On peut le voir comme un problème sans aucun levier dessus. Ou bien on peut le constater et participer à ce genre d’initiatives et avoir un petit impact au jour le jour, semaine par semaine », conçoit Charlotte Flameng.

Face à l’explosion de la demande, la banque alimentaire explore en amont de nouvelles voies pour mettre la main sur des stocks invendus à bas coût. « On doit faire preuve de créativité en travaillant avec des grossistes, en allant chercher l’épicerie que les gens ne vont pas consommer ou en nouant des partenariats avec des corporations qui nous envoient leur inventaire en surplus, explique la présidente Laurie Drake. Ces relations nous permettent d’acheter la nourriture à faible coût, tout en diminuant le gaspillage. »

Au milieu de cette population aux langages multiples, les volontaires tentent de trouver dans leurs rangs la personne qui saura parler la langue recherchée quand l’anglais devient une barrière. Russe, espagnol, portugais… Ici, on est au contact de toutes sortes de langues, y compris le français.

« En ce moment, on voit des Ukrainiens, souvent de jeunes gens qualifiés qui travaillaient dans leur pays d’origine, relate Michael Stewart, la gorge serrée. Ils sont en quête d’emploi en Ontario, alors on essaye de leur donner des conseils pour s’en sortir. C’est déchirant », concède-t-il.

Dans quelques jours, la banque alimentaire déménagera 300 mètres plus loin, au coin de Queen Ouest et Brock. La détresse ordinaire, aussi, fera le déplacement.