La Coupe du monde 2022 au Qatar : « La somme des aberrations »
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI :
Christian Bergeron est professeur de sociologie à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Spécialiste des questions d’inclusion, d’équité et de discrimination, cet amateur de soccer a écrit « Le boycott de la Coupe du monde aura ses limites, mais le Qatar ne s’en sortira pas indemne ».
LE CONTEXTE :
Attribution douteuse, stades climatisés, droits des personnes LGBTQ+ bafoués, morts de milliers de migrants dans la construction des stades, discrimination envers les femmes et faux partisans… la Coupe du monde de soccer au Qatar représente la somme des aberrations dans lesquelles la FIFA (Fédération internationale de football association) semble jouer un rôle prédominant.
L’ENJEU :
Vus de l’occident, les partisans sont intéressés par la compétition, mais ils restent perplexes en raison d’une forte dissonance cognitive. Le match d’ouverture de ce dimanche 20 novembre aurait pourtant attiré deux fois plus de téléspectateurs. La FIFA, qui est l’instance qui gère le soccer dans le monde, est une fois de plus montrée du doigt avec cette Coupe du monde au Qatar.
« En quoi cette Coupe du monde est particulièrement controversée?
En 2021, Amnesty International a dévoilé un rapport qui comptabilisait plus 6 500 morts durant la construction des stades, en raison des extrêmes niveaux de chaleurs et des conditions de travail. C’est sans compter les salaires très bas, ceux non rémunérés et les passeports confisqués.
Les autorités qatariennes répriment les libertés, les femmes sont toujours victimes de discriminations et c’est illégal d’être homosexuel. La Loi interdit les personnes LGBTQ+.
Les stades climatisés, c’est une aberration écologique, sans parler des 150 vols journaliers pour transporter les partisans.
Ce n’est pas un pays de foot, ils ont payé des partisans pour être là, pour créer de l’ambiance.
Qui est à blâmer selon vous ?
Pour attribuer la Coupe du monde aux pays qui le souhaitaient, il y avait certaines conditions et le Qatar était le pire des dossiers. Dès le départ, on savait que le Qatar faisait partie des dix pires pays au monde en matière de droits humains. On parle d’esclavage moderne et, pourtant, c’est contre les valeurs supposées de la FIFA qui se dit inclusive, équitable et ouverte pour tous.
Cette attribution est entachée par de nombreuses allégations de corruption. La Suisse, les États-Unis et la France ont mené plusieurs enquêtes, notamment la France, en démontrant que sous l’ancien président Nicolas Sarkozy, le pays aurait favorisé le Qatar, au moment où il a acheté le Paris Saint-Germain, l’équipe locale de Paris. La FIFA est coupable, mais c’est difficile de le prouver tant elle est opaque. Ce n’est pas la première fois qu’elle est accusée de corruption.
Peut-on espérer voir la FIFA agir pour défendre les droits humains et améliorer le processus de sélection dans l’avenir?
Avec cette Coupe du monde, on parle davantage de la FIFA et les projecteurs sont sur le Qatar aussi. D’ailleurs, de nombreux commentateurs affirment que c’est une organisation dinosaure et opaque. Le système d’attribution est encore un peu dissimulé et il ne faut pas omettre qu’elle brasse des milliards de dollars.
Le Qatar contre-attaque en rappelant que les pays occidentaux ont aussi exploité des travailleurs. Est-ce que ça va mettre la pression sur la FIFA et faire changer les choses? Je ne sais pas. Si le système en place reste le même, je ne suis pas sûr que ça change. Il faudrait se poser les bonnes questions maintenant pour agir sur les prochaines attributions, avoir un regard plus critique.
En 2010, la FIFA connaissait la position du Qatar par rapport aux communautés LGBTQ+ et à l’alcool, mais on ne savait pas qu’il y aurait des morts. Avec les stades climatisés extérieurs, les 150 vols d’avions par jour et le gaz à effet de serre très élevé, l’enjeu environnemental est une sérieuse affaire. Le Qatar émet le plus de CO2 par habitant au monde.
Cette Coupe du monde enchaîne les aberrations. L’appel au boycott d’une partie des populations occidentales va-t-il faire changer les choses?
Les motivations pour le boycott sont très variées. Une personne ou un commanditaire qui décide de boycotter, ça n’a pas le même impact. Les effets du boycott vont probablement être limités. Pour qu’il y ait un effet sur l’organisation de l’événement, il aurait fallu que plusieurs nations décident de ne pas participer. Un boycott doit être collectif pour avoir un impact et ne doit pas seulement être occidental.
La FIFA se justifie d’aller dans un endroit comme le Qatar pour y enseigner les valeurs occidentales et travailler sur l’avancement des droits humains, des femmes et des travailleurs, pour amener du dialogue.
Et Amnesty Internationale dit justement qu’il ne faut pas boycotter la Coupe du monde : au contraire, il faut être là et documenter. Il faut faire pression sur le pays, pendant que les projecteurs sont dirigés sur eux.
Les équipes européennes ont renoncé à porter le brassard arc-en-ciel en soutien à la communauté LGBTQ+, et cela, à cause des sanctions sportives dont ils étaient menacés, mais aussi sous prétexte qu’ils respectaient la culture du Qatar. Qu’est-ce que cela insinue d’après vous?
Déjà, c’est la preuve que le projet d’inclusion de la FIFA ne se réalise pas. Des gens se sont vu interdire de match pour avoir porté des chandails avec le drapeau de l’arc-en-ciel dessus. Le Qatar ne respecte pas l’entente avec la FIFA, s’il y en a une. Il y avait la vente d’alcool dans un premier temps autorisée, puis maintenant non. Cela montre qu’il n’y a pas d’accommodements responsables et ils ne vont pas changer la loi.
L’ambition du Qatar d’organiser le Mondial neutre en carbone est-elle complètement utopique?
Avec ses stades climatisés tout juste sortis de terre et ses 150 trajets quotidiens en avion, cette aberration écologique est décriée par les défenseurs de l’environnement. Le Qatar a acheté du crédit carbone pour compenser – en finançant des projets en énergies renouvelables – ils ont acheté la pollution qu’ils ont produite en fait, mais la compensation est loin d’être suffisante.
Pourquoi la planète entière a-t-elle autant réagi cette année et pas durant les précédentes Coupes du monde ou les Jeux olympiques passés?
C’est vrai que depuis quelques années avec la Chine et les Jeux de Pékin, puis la Russie à Sotchi, on avait notre lot de problématiques. Je crois qu’avec le Qatar, on atteint la somme des aberrations humaines, sociales et environnementales.
Depuis la pandémie, tous les enjeux de discrimination, avec le Black Lives Matter, l’environnement et depuis le mouvement #metoo, on est dans une grande période de réinterrogation. L’Occident est en plein dedans et on voit le Qatar arriver à l’opposé, à des années-lumière de vers où, nous, on veut aller. »