La Francophonie « dans la balance », dénonce Michaëlle Jean
QUÉBEC – Michaëlle Jean, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), mène le combat politique de sa vie. Son sort sera décidé derrière des portes closes et par « consensus » entre les pays de la francophonie, les 11 et 12 octobre à Erevan, en Arménie. Mais en attendant, les déchirements sur son avenir sont, eux, très publics. Michaëlle Jean croit pouvoir conserver son poste, malgré le jeu politique qu’elle qualifie d’« inouïe » de la France à son endroit.
ÉTIENNE FORTIN-GAUTHIER
efgauthier@tfo.org | @etiennefg
23 mai, Paris. Un coup d’éclat. Le président français, Emmanuel Macron, annonce que la ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, sera candidate pour diriger l’OIF. La France lui donne son appui, cinq mois avant le Sommet de la Francophonie qui couronnera la candidate victorieuse.
Dans l’entourage de Michaëlle Jean, le choc est palpable. Les autres secrétaires généraux de l’organisation ont toujours pu voguer assez facilement vers un second mandat. Mais les jours passent et la proposition du duo France/Rwanda essuie ses premières critiques. Le Rwanda a tourné le dos au français au fil du temps, le pays n’incarne pas les valeurs démocratiques et ne défend pas la liberté de la presse, selon les opposants à cette candidature.
Dans une entrevue accordée à #ONfr, Michaëlle Jean répond sans filtre sur les tractations en cours pour la déloger de ses fonctions.
Le courant n’a jamais passé avec Emmanuel Macron
« Je ne cache pas ma déception : c’est comme si on ne se rejoignait pas », confie en toute candeur Michaëlle Jean à propos de sa relation avec Emmanuel Macron.
Leurs différences sont profondes.
« Quand j’entends les propos d’Emmanuel Macron qui dit que la Francophonie devrait se concentrer sur la culture, la promotion du français et son enseignement : je réponds que nous n’avons jamais été ça! L’OIF n’est pas une Alliance française! », lance-t-elle.
Le mandat de l’OIF est plus large, la langue française n’est pas une finalité, mais un outil pour développer des liens de coopération juridique, sur le plan du commerce, du développement durable et de l’éducation, dit-elle.
« Je crois qu’il y a un mal entendu concernant l’avis qu’on a pu produire à ce président de la République sur la Francophonie », ajoute-t-elle.
Le contraste est flagrant avec le type de relations qu’elle entretenait avec son prédécesseur.
« J’avais une relation de grand respect et de coopération avec François Hollande [président de la République française de 2012 à 2017]. Nous avions des séances de travail, nous échangions fréquemment », dit-elle.
Il faut dire que bon nombre d’observateurs affirment que l’ancien président Hollande aurait permis la victoire de Michaëlle Jean, en 2014.
La Francophonie « dans la balance »
La France aurait donné son appui à la candidate du Rwanda pour des raisons politiques et économiques, selon plusieurs observateurs de cette course imprévue. Les présidents de la France et du Rwanda auraient intérêt à se rapprocher et à mettre de côté leurs différends.
« Mais pourquoi mettre dans la balance le secrétariat général de la Francophonie? C’est la question que je me pose. C’est inouïe. Je suis la première très étonnée. Ça crée un malaise, un grand malaise », affirme Michaëlle Jean, tout en saluant le rapprochement entre les deux pays. « Mais est-ce que cela doit supposer que nos propres intérêts viennent déstabiliser une organisation internationale positionnée sur l’échiquier du multilatéralisme? », se questionne-t-elle.
Michaëlle Jean espère obtenir un second mandat pour poursuivre la construction de l’espace économique francophone, mais aussi pour continuer à outiller la jeunesse francophone et les femmes, dit-elle. Et si tout s’arrête pour elle?
« Je ne comprendrais pas qu’une organisation née de l’impulsion du Sud puisse subir une telle situation de dépossession de ses moyens. Si ça arrive, nous serons tous comptables de ça », répond-elle. « Ce sera un moment de vérité à Erovan. Je suis prête », d’ajouter Mme Jean.
Qu’en pensent certains des pays membres?
Une campagne électorale. Mais au fil d’arrivée, aucun scrutin. Le choix de la prochaine secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie se fera discrètement, en huis clos, lors du Sommet de la Francophonie, en octobre.
Si officiellement, le choix est fait en misant sur un « consensus » entre les 84 pays membres, le candidat gagnant doit dans les faits réussir à obtenir 2/3 des appuis. Le résultat est souvent imprévisible, en raison de tractations multiples et d’âpres négociations entre les pays membres, révèlent plusieurs sources bien informées.
#ONfr a profité de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) qui se déroulait à Québec, pour prendre le pouls d’une quinzaine de représentants de pays membres de l’OIF. Tous ont préféré conserver l’anonymat, alors que leurs pays respectifs n’ont pas pris position publiquement sur la course et que tout peut encore changer. Mais si plusieurs affirment que les pays africains voteront en bloc pour la candidate rwandaise, les témoignages de plusieurs tendent à prouver le contraire.
« Notre pays devrait soutenir Mme Jean », confie un représentant du Cameroun. « Elle n’a rien fait qui mériterait qu’elle perde son poste. Et ce poste ne doit pas être utilisé comme un cadeau politique », renchérit un autre du Bénin.
« Notre pays est jeune, Mme Jean a une vision forte pour la jeunesse », affirme pour sa part un dirigeant du Niger. Une poignée d’autres, notamment du Burundi, partagent une vision similaire.
Certains sont cependant plus critiques.
« Michaëlle Jean doit plus écouter l’Afrique. Il existe une insatisfaction. Elle n’a pas dénoncé assez vivement les dictateurs et les violences dans certains pays », croit un représentant du Burkina Faso. « Le pays que je représente est plus proche du Rwanda que du Canada, on peut s’attendre à un appui à Louise Mushikiwabo », indique un émissaire des Seychelles.
Au Québec, Michaëlle Jean doit défendre son « train de vie » suite à de nombreux articles et textes d’opinion qualifiant ses dépenses d’excessives. Mais ces manchettes n’ont eu que peu d’échos en dehors des frontières de la Belle province. Les membres de plein droit canadiens que sont le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Canada ont tous donné publiquement leur appui à Michaëlle Jean. L’Ontario étant membre observateur de l’OIF, il n’a donc pas le droit de vote.