La nouvelle vie de Jean Poirier, loin de la politique
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
ALFRED – Usé, fatigué, exténué. En juin 1995, Jean Poirier quittait la vie politique à seulement 45 ans. Une retraite précoce synonyme de hauts et de bas. Plus de deux décennies plus tard, l’ancien député provincial de Prescott et Russell n’a perdu aucun souvenir de ses quatre mandats à Queen’s Park. Une période où s’entremêlent manifestement joies et trahisons. À cinq jours d’un dépôt du budget provincial sans doute décisif pour les Franco-Ontariens, rencontre avec l’infatigable militant francophone.
« Il y a 23 ans, vous quittiez définitivement la vie politique. Est-ce que cela vous manque aujourd’hui?
Quand la page est tournée, elle est tournée! Je ne participe pas, je suis devenu un observateur détaché! Je suis cela d’une façon indépendante, non partisane. Je ne suis pas biaisé!
Et depuis 1995 alors, que faites-vous?
J’ai pris un peu de repos. J’ai fait un burn out épouvantable après ma retraite… J’ai repris du collier comme un fou, avec l’Association canadienne-française de l’Ontario de Prescott et Russell (ACFO-PR) huit ou neuf ans, puis une année comme président de l’ACFO provinciale. Avec l’organisation de la tenue Banquet de la francophonie de Prescott et Russell, j’ai fait un deuxième burn out en 2005-2006, le tout après avoir réalisé la fusion qui a mené à la création de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO).
Votre santé va-t-elle mieux aujourd’hui?
J’ai toujours eu une fatigue chronique, j’essaye de travailler physiquement le plus possible. J’ai été souvent sur la route, je n’ai jamais causé un accident, mais j’ai été frappé à neuf reprises. Je reste sur la même ferme à trois kilomètres d’Alfred, dans laquelle j’habite depuis 1977. J’étais prédestiné, car je demeurais sur la rue Alfred, à Vanier! Il faut dire que suis né dans une ferme à Orléans!
Comment se déroule votre journée?
Je me lève le plus tôt possible, avant 6h. Je me rends à l’extérieur pour entendre les oiseaux, le silence… Notre ferme fait 42 hectares, donc c’est effectivement beaucoup d’activité physique. Je n’ai pas d’animaux, je suis le seul animal (Rires). C’est une grande propriété rurale, je loue les champs aux voisins, je prépare le bois de chauffage. C’est le grand luxe de pouvoir faire cela à 69 ans, éviter l’embonpoint, éviter qu’on ne voit plus ses pieds… Je vais au village d’Alfred, une fois par semaine, pour faire mes emplettes.
Depuis 1995, n’avez-vous pas eu d’autres activités professionnelles?
Presque pas! Au salaire minimum, on ne voulait pas me donner de contrat. J’ai eu deux contrats en 23 ans, un contrat de deux ans, et un de six mois. En fait, j’ai subi deux choses : d’une part, les cheveux blancs, l’autre, c’est le « tropisme ». Je m’explique, on n’a pas voulu m’engager car trop d’expérience, trop de gueule, trop de bagages… Et pourtant en tant que député, j’étais allé chercher plus 700 millions de dollars pour la circonscription. J’ai réalisé qu’on est un bien jetable pour le service public!
Est-ce que la politique a changé depuis 1995, date de votre départ?
Oui! C’est devenu un sport de gladiateurs. Quand le président des États-Unis dit que les médias, c’est l’ennemi du peuple, tandis que les médias sont un moyen de me garder au courant de la vérité, cela m’inquiète. Je refuse de me rendre sur les médias sociaux, et je regrette que les gens ne signent pas leur propos. Les médias sociaux, c’est devenu méchant et brutal! Avec les médias sociaux, on ne peut plus avoir de choses, les grenades se mettent en action avec des mots ecclésiastiques. 90 % de ce qu’on voit sur les médias sociaux, c’est de la pourriture!
Êtes-vous nostalgique de cette époque?
La chose la plus positive, c’est que j’ai rencontré des gens superbes. En 1987, mon équipe et moi avions obtenu le plus haut score dans une circonscription en Ontario, record qui n’a pas été battu. En 1990, bien que mon parti ait perdu les élections générales, j’ai gagné 308 des 309 bureaux de ma circonscription. J’étais abordable, je rencontrais les gens. Une personne âgée m’a dit une fois que j’étais un des leurs, car j’étais accessible, pas comme les autres politiciens!
Bien que votre parti était au pouvoir jusqu’en 1990, vous n’avez jamais été nommé ministre. Pourquoi?
Je me souviens que lorsque l’ancien premier ministre, David Peterson, m’a appelé chez moi, le 4 octobre 84, il n’y avait pas de candidat dans Prescott et Russell. Je n’ai pas de francophones, j’ai besoin de toi, please do not change, ce sont ses mots. Il était confortable que je sois militant de la francophonie. Une fois élu, ils m’ont fait des saloperies à Queen’s Park! En 1987, Peterson m’a dit que je ne serai jamais ministre. You are too French, too powerful, la minorité anglophone ne l’accepterait pas. (Ému) Imaginez, si un premier ministre avait dit ça à une femme, un noir, un gay, une personne de l’Inde… mais manifestement, c’est correct quand il s’agit d’un francophone!
En 1990, comme je vous l’ai dit, j’ai fait l’erreur d’obtenir la plus large majorité de la province. Effectivement, quand je suis revenu à Queen’s Park, si le meurtre était légal, la police n’aurait pas retrouvé mon corps. Des journalistes m’ont dit alors que des collègues libéraux disaient qu’ils voulaient m’abattre politiquement! Tout ça pour dire que Queen’s Park, j’en garde pas un bon souvenir. J’ai été élevé pour vivre au dénominateur commun le plus haut, et les partis travaillent au dénominateur commun le plus bas.
Dans ces moments difficiles, avez-vous eu le soutien d’autres députés francophones, tels que Bernard Grandmaître par exemple?
(Hésitation). Pas vraiment! Je vous lance le défi de savoir combien de vrais militants francophones ont été élus à Queen’s Park! Vous n’aurez pas besoin de vos dix doigts. L’intimidation continue. Certains l’ont compris dans l’espoir de devenir ministre ou de rester candidat. Tous les Franco-Ontariens, que ce soient Gilles Normand, Gilles Pouliot, Bernard Grandmaître ont été ministres sauf moi!
Avec le recul, ne pensez-vous pas qu’il y avait un décalage entre vous et Queen’s Park?
Dans ma philosophie, tout le monde est égal. J’ai rencontré du monde, mangé à l’Élysée à de nombreuses reprises, car je siégeais sur l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. J’ai rencontré des têtes couronnées, mais tout le monde est une tête couronnée.
Vous dites souvent qu’à votre époque, le régime de pension de retraite de la fonction publique ne vous a pas permis de bénéficier d’une retraite décente. Expliquez-nous cela.
Beaucoup de gens pensaient qu’un mandat suffisait à un fonds de pension. Mais à l’époque, ils prenaient 10 % de notre salaire brut et il fallait faire 15 ans pour avoir une retraite. Quand j’ai pris ma retraite en 1995, je n’avais fait que 11 ans comme député et donc 30 000 $ annuel. Après 23 ans, je suis rendu à 40 000 $. Ça m’a forcé à vivre humblement. Cela fait 14 ans que ma femme et moi ne partons pas en vacances!
En politique, c’est la perception qui règne plus que la vérité. Pour les gens, on est tous des croches, des fraudeurs, avec du caviar tous les jours. Pour y avoir laissé la santé et les finances, je sais que ce n’est pas vrai!
Qu’avez-vous pensé des coupures francophones le 15 novembre dernier et du mouvement de Résistance?
C’est la plus récente des vagues, mais ce ne sera pas la dernière des vagues. Pendant 11 ans, j’ai été témoin de la vraie perception de la part des élus des francophones en Ontario. Quand on regarde l’histoire des relations des francophones et anglophones, c’est une vague de discrimination, de retraits et de batailles. Les francophones, on devrait avoir une carte de fidélité à la Cour suprême du Canada pour contester toutes les décisions et refus des droits!
Dans ces conditions, êtes-vous confiant dans le budget du gouvernement Ford qui sera dévoilé jeudi prochain?
Ce qui m’inquiète, c’est que ce gouvernement fait des coupures là où il y a des besoins, comme l’autisme et les opioïdes. Ce ne sont pas des thèmes populaires pour ce gouvernement de droite. Mike Harris, l’ancien premier ministre de l’Ontario, a fait des coupures majeures également, des coupures réelles mais ridicules… Il y a des vrais économies et des fausses économies!
Mike Harris ou Doug Ford, si vous aviez le choix?
Je prendrais mes chances avec Mike Harris! Ford, c’est à pleurer, qu’une bibitte comme ça ait été élue…
Vous avez souvent déclaré que vous étiez socialement libéral mais conservateur fiscalement… Est-ce que vous comprenez donc les arguments de Doug Ford?
Je dirais que non, car chaque nouveau parti qui arrive au pouvoir aime dire qu’il y a des déficits. Il y a toujours eu beaucoup d’argent qui partait en fumée au gouvernement provincial. Le gouvernement de David Peterson, dont je faisais partie, avait freiné la dette de la province à 39 milliards de dollars, mais Peterson était un des pires communicateurs, marmotteux (sic), pas capable de communiquer cette bonne nouvelle. Imaginez qu’il y avait un profit aujourd’hui de 90 000 000 $, au lieu d’une dette de 15 milliards de dollars, les trompettes de Jéricho sonneraient. Mon « mon premier ministre » Peterson ne savait pas le faire. »
LES DATES-CLÉS DE JEAN POIRIER :
1950 : Naissance à Ottawa
1984 : Élu député provincial de Prescott et Russell
1995 : Renonce à se présenter pour un cinquième mandat de député, prend sa retraite.
1999 : Création du Banquet de la francophonie de Prescott et Russell
2005 : Président de l’Association canadienne-française de l’Ontario pour une année.
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada