C'est une naissance qui a changé le cours du destin pour Soufiane : quatre kilogrammes de fragilité et 21 grammes d’amour (le poids d’une âme) dans les bras. Photo : Canva

Chaque samedi, ONFR propose une chronique franco-ontarienne. Cette semaine, l’auteur torontois Soufiane Chakkouche narre ses défis d’immigration canadienne, un récit à suivre en plusieurs parties.

Je vous le dis toute de suite dans ce chapô nain : ELLE s’est avérée finalement être IL, et moi aussi j’en étais abusé! Ô combien cela mérite d’amples explications! La voici :

Lors de ma première, j’avais écrit ceci : « À juger par les coups de pied que cette dernière donnait dans le ventre de sa mère, il était certain qu’il y avait au moins une personne à bord de ce vol qui n’avait aucune incertitude quant au bienfondé de notre présence ici. »

À cette époque, je pensais dur comme fer, avec la certitude du scientifique, que dans cet abdomen douillé donneur de vie pataugeait une petite fille, future prunelle de mes yeux, amen!

Oui! Avec la certitude du scientifique, car avant d’arriver au Canada, un médecin gynécologue à la moustache virile nous avait prédit une fille, et ce avec une apaisante probabilité de 80 %, examen radiographique à l’appui. Alors, étant moi-même ingénieur statisticien de formation (ce n’est pas une blague), je n’ai guère cherché à en savoir plus, d’autant plus que j’ai toujours voulu une fille, je lui avais même soigneusement gardé un prénom dans le secret et la pusillanimité de ma pensée.

Bébé patience

Loupé! bancale prophétie qui fit évaporer mon rêve d’être un papa poule proche et complice de sa fifille. Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsque mon enfant vint au monde avec un zizi.

« Il sortira lorsqu’il en aura envie », disait la plus sage des sages-femmes avec un calme et une douceur à apaiser une montagne. Il choisit de le faire un 8 octobre durant une soirée plus clémente en température que ses congénères de la saison, soit deux semaines seulement après que j’eus renoué avec la stabilité d’un travail et la chaleur d’un toit.

Dans le fait, il était bien en retard sur la date estimée par la plus sage des sages-femmes (sans qu’elle y accorde la moindre importance), comme si, à chaque jour suffit sa peine, il ne voulait pas ajouter une autre responsabilité à la nôtre! Ou peut-être qu’il n’était tout simplement pas pressé de découvrir ce bas monde, surtout juste avant la malédiction qui s’apprêtait à s’abattre sur l’humanité tout entière! Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs, cela fera l’objet de la prochaine chronique.

Notons au passage que je garde volontairement le silence sur le prénom de mon fils, non pas que j’ai une mauvaise opinion de mon lectorat ou que je ne lui fais pas confiance, loin de là, mais je crains qu’un jour, une fois adolescent, il me reproche d’avoir étalé son intimité au premier venu sachant lire! Que voulez-vous, les chiens ne font pas des chats.

Mères courage

C’est donc au nom de cette crainte atavique que j’épargne les détails plasmatiques de la délivrance à laquelle j’ai assisté en première ligne. Je ne me pensais pas être capable d’une telle « bravoure », et pourtant, à nécessité ses propres lois, sauf une, celle d’en être l’acteur et non le spectateur, celle de donner la vie en supportant l’inénarrable douleur qui en découle.

D’ailleurs, nul homme – avec moustache ou pas – ne pourrait supporter un accouchement naturel. Qu’on me tranche les phalanges, indispensables outils à mon métier (mais probablement pas pour longtemps), si ce n’est pas vrai. Alors, à la mère de mon enfant, à toutes les mamans d’ici et des mères d’au-delà des océans : Soyez bénies et baignant dans le respect de la tête aux pieds.

Une autre conviction qui bouleversa jusqu’au cours futur de ma vie, et là encore cela s’était manifesté en un souffle, en un battement de cils, surgit lorsqu’on posa le bébé sur ma peau pour la première fois, nu comme un ver dans un skin-to-skin étreignant une naissance et une renaissance, la sienne et la mienne malgré le biais de l’âge, une continuation, en somme.

Il se nourrissait olfactivement de moi et moi de lui, un unique repas originel qui allait nous rassasier tous les deux pour le restant de nos vies. Ce fut en portant une bouchée à mon cerveau de ce fondamental effluve que la lumière fut dans mon esprit : l’ordre de mes priorités venait d’être bouleversé du tout au tout. Plan de carrière, éphémère sociale ascension… foutaises, je laisse maintenant cela à Scorsese. À partir de cette nuit, mon plan de carrière sera toi et ton bonheur, mon fils.

Les youyous ne résonnèrent guère

À moi donc les couches et les nuits blanches dans la joie et la bonne humeur. Toutefois, cette dernière nous quitta lorsqu’on rentra à trois chez nous le soir même après en être sorti à deux.

En temps normal, au Royaume du soleil couchant, on eût dû être accueilli par les youyous experts d’une tante meneuse, prémices d’une longue fête des âmes et des palais. Au lieu de cela, on eut droit au silence pour réception, dans l’indifférence de meubles ternes et d’une télé éteinte, nous rappelant ainsi notre statut de réfugiés des cœurs.

Je lus dans les yeux épuisés de la maman courage toute la détresse et l’intensité du moment. Je demeurais sclérosé, ne sachant quoi faire avant que le spleen n’assombrît notre plafond d’abord, puis notre horizon.

Ce que je ne sus faire, les quatre kilogrammes de fragilité et 21 grammes d’amour (le poids d’une âme) que je tenais dans les bras le surent. Le nourrisson se réveilla, s’étira puis bailla un bon coup avant d’entamer sa première « symphonie » à domicile. Il avait déjà faim, et son appétit s’annonçait coriace. Et puis la lumière fut sur nos visages à nouveau.

Spéciales dédicaces

Enfin, je ne peux clore cette chronique sans évoquer un fait qui m’avait tellement réchauffé le cœur que mes larmes avaient gagné mes yeux en état d’évaporation, ne pouvant que les mouiller, sans en couler. Le lendemain, avec une discrétion de félin, quelques voisins dont certains nous étaient encore inconnus déposèrent devant notre porte des cadeaux et un petit mot de bienvenue au bébé. In fine, aucun être humain n’est seul, peu importe où il se trouve sur cette planète, il suffit d’y mettre le cœur, les cœurs.

Comment clore également cette chronique sans la dédicacer à Fariba, la plus sage des sages-femmes. Ce petit bout de dame aux cheveux aussi gris que les yeux sous le regard desquels le plus vigoureux des guerriers spartiates se sentirait protégé m’a appris à être père dans l’exil consenti.

Ce sont des femmes de la trempe de Fariba qui devraient gouverner ce monde pour le mener à la paix éternelle. Utopie, toujours cette satanée utopie! J’entends déjà ma mère me dire outre-mer : « Soufiane, mon fils, quand est-ce que tu grandiras? » Et moi de répondre dans le lâche mutisme de mon esprit : « Jamais, mère, jamais. »

À bon entendeur, salamoualikoum (que la paix soit sur vous).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et de TFO.