La Suisse, l’autre pays des langues officielles
TORONTO – Le 20 octobre, veille des élections canadiennes, les citoyens d’un autre État fédéral francophone étaient appelés aux urnes. Les langues officielles ont-elles été un enjeu électoral en Suisse? Dans un pays où se côtoient non pas deux, mais quatre langues nationales, la diversité de langage est-elle un facteur de division ou d’unité? Les Suisses de l’Ontario ont leur idée sur la question.
Climat, retraites, économie, immigration, laïcité… Les thèmes de campagne électorale, en Suisse, ressemblaient à s’y méprendre à ceux du Canada. À un détail près : les langues officielles n’ont déchaîné aucune passion, ni même soulevé la moindre inquiétude.
L’allemand, le français, l’italien et le romanche cohabitent relativement bien en Helvétie, depuis des décennies, protégés par 19 lois linguistiques qui font consensus. Système judiciaire, publications officielles, services de traduction, signalisation routière… font chacun l’objet d’un texte fédéral.
En constante évolution, la Constitution de 1848 a gravé dans le marbre de sa dernière version, en 1999, quatre principes : l’égalité des langues, la liberté des citoyens en matière de langue, la protection des langues minoritaires et la territorialité des langues.
C’est en partie ce principe de territorialité, ancré dans les faits de longue date, qui a « pacifié les gens », analyse Linda Cardinal, politologue à l’Université d’Ottawa.
« La proportion de francophones et de germanophones – les deux principales langues – ne bouge pas, car la territorialité est appliquée de façon assez stricte », note-t-elle. « On se plie à la langue du canton, de sorte que l’enjeu linguistique est plutôt un enjeu local. En ce sens, les Suisses ont réussi à maintenir une stabilité et une sécurité. »
Des frontières linguistiques claires
« La Suisse est un pays auquel les citoyens de toutes langues s’identifient pleinement car les frontières linguistiques sont très claires », abonde Manuel Meune, professeur à l’Université de Montréal, spécialiste des questions linguistiques en Suisse. « Il n’y a pas d’enclaves linguistiques comparables aux Anglo-Québécois ou aux Franco-Canadiens. De plus, les Suisses s’identifient à leur nation politique. Le séparatisme n’a jamais été nationaliste. »
A l’inverse du principe de territorialité, le Canada est dans une logique de personnalité, distingue Mme Cardinal : « On applique la Loi non à une géographie mais à des individus, où qu’ils soient sur le territoire. Cela crée plus de tensions et de difficultés dans son application lorsqu’une langue est minoritaire. »
On le voit pour les écoles de langue française hors Québec, qui recourent à la Cour suprême pour faire entendre leurs droits et faire plier les provinces tentées de les entraver. Un cas de figure qui ne se pose pas en Suisse. « Il est impossible d’avoir des écoles ou des services en allemand à Genève, par exemple », illustre M. Meune.
Autonomie, collaboration et compromis
Si chacun des 26 cantons détermine sa langue d’usage et dispose d’une large autonomie politique, il n’en demeure pas moins un respect des minorités linguistiques et une forte culture du compromis vis-à-vis des autres paliers de décision.
« Ce système de collaboration évite les tensions politiques jusqu’au plus haut niveau », souligne le consul honoraire de Suisse à Toronto, Beat Guldimann. « Au Canada, l’État gouverne face à une opposition. En Suisse, ce sont sept personnes représentant les quatre zones linguistiques qui prennent les décisions avec une présidence en rotation chaque année. »
Les lois suisses sont ainsi difficilement remises en cause du jour au lendemain, suite à des élections. Revers de la médaille : les réformes sont souvent plus lentes.
« Il faut remonter au début des années 1970 et à la séparation d’une partie du canton de Berne pour trouver véritablement une friction linguistique dans la Confédération de volontés imaginée par Napoléon Bonaparte au début du XIXe siècle », précise le diplomate.
« Ici, c’est toujours la guerre »
Émilie Page, 35 ans, fait partie de ces Suisses romands qui ont voté à distance aux élections fédérales du 20 octobre pour renouveler les élus siégeant au Conseil national (chambre basse) et au Conseil des États (chambres haute).
Elle a grandi en Suisse avant d’immigrer au Canada, d’abord au Québec, puis en Ontario. Cette résidente de Burlington, mère de deux enfants, a constaté combien la langue était une barrière entre les deux provinces canadiennes.
« Ici, on a l’impression que c’est toujours la guerre », tranche-t-elle. « Les Québécois ne veulent pas entendre parler de l’anglais, car ils ont peur de perdre le français. Et en Ontario, si on ne parle pas l’anglais, on est perdu. Il y a peu de services en français et le français enseignait à l’école publique est catastrophique », de son point de vue.
Et d’expliquer : « En Suisse, c’est assez rare qu’on soit sur la même longueur d’onde. On a une sensibilité différente qui se traduit souvent dans le vote. Mais ça n’empêche pas de cohabiter très bien. Les Suisses romands apprennent l’allemand à l’école et les Suisses allemands le français. Les langues officielles sont très importantes. »
Ce clivage culturel et politique entre Suisse romande et Suisse alémanique est désigné par l’expression populaire : la Barrière des Rösti, explique Doriane Rey.
Cette Torontoise de 38 ans a, elle aussi, vécu des deux côtés de l’Atlantique. Originaire du canton francophone du Valais, elle indique s’être vite adaptée à l’Ontario où elle vit depuis 15 ans.
« La Suisse et le Canada ont beaucoup de valeurs en commun comme le multilinguisme et le multiculturalisme », juge-t-elle. « En ce qui concerne l’immigration, le Canada me semble beaucoup plus ouvert que la Suisse. »
Les langues officielles sont en général respectées et bien appliquées en Suisse, relate-t-elle. « D’un point de vue administratif, les informations sont disponibles dans les quatre langues. Dans la vie quotidienne, les produits de consommation sont étiquetés en allemand, français et italien et très souvent en anglais. »
Même le nom des villes change au gré des traductions.
« Les panneaux de circulation peuvent parfois porter à confusion… Si vous souhaitez vous rendre à Bienne (traduction française), il y a de fortes chances que sur votre chemin, vous lisiez Biel (en allemand) sur un autre panneau. De même pour Bâle (Basel), Fribourg (Freiburg) ou encore Genève(Genf) », illustre la Suisse romande.
Une montée en puissance de l’anglais
« La protection de la langue française n’est pas aussi militante en Suisse romande qu’elle l’est en Ontario ou au Québec, car la crainte de perdre le français est moins exprimée », juge M. Guldimann.
Si la proximité de la France et de l’Allemagne garantissent aux locuteurs suisses une certaine confiance en l’avenir, la situation canadienne sur le fil du rasoir de l’assimilation, est sans commune mesure.
Le consul honoraire note cependant une progression de l’anglais en Suisse : « Le français, l’allemand et l’italien ont tendance à se perdre dans les anglicismes et, dans les écoles, l’anglais est de plus en plus choisi comme langue seconde, au détriment d’une autre langue nationale. »
Plus de huit millions de personnes vivent en Suisse, soit la moitié de la population de l’Ontario, sur un territoire 25 fois plus petit. Le français est la langue la plus parlée à la maison par 23,6 % d’individus, concentrés dans les cantons de l’ouest (Suisse romande), contre 0,3 % pour l’italien et 3 % pour le romanche (sud-est). Un chiffre qui grimpe à 59 % pour le suisse-allemand, parlé dans tout le reste du pays, selon les données les plus récentes (2015-2017) de l’Office fédéral de la statistique.