L’avortement au Nouveau-Brunswick : le canari dans la mine canadienne
ONFR+ s’est rendu au Nouveau-Brunswick où l’accès à l’avortement fait l’objet d’un débat constant depuis plus d’une décennie, à contre-courant des autres provinces canadiennes. Quelles raisons expliquent cette exception canadienne?
Lorsqu’on sillonne les routes de la province, on dénote ce qui constitue les racines économiques de la province, ses industries primaires de ressources naturelles : forestières, halieutiques et bien entendu gazières, avec la raffinerie Irving oil, la plus grande au Canada et omniprésente dans plusieurs secteurs.
On est loin des Ottawa et Toronto et des grands centres ponctués d’entreprises multinationales, ce qui fait pour certains le charme de cette province bilingue et acadienne, où près de 30 % de francophones y vivent. Le côté rural et traditionnel ne rejaillit pas seulement dans son économie, mais aussi dans son tissu social, d’où le lien avec l’accès à l’avortement au Nouveau-Brunswick.
« On a une population qui est probablement plus conservatrice, pas nécessairement politiquement conservatrice, mais au niveau des valeurs », avance Claire Johnson.
La professeure à l’Université de Moncton spécialisée en gestion des services de la santé s’est penchée sur l’accessibilité à l’avortement dans la province, la seule à ne pas les permettre à l’extérieur des hôpitaux.
Cet accès est ainsi limité à trois endroits : deux hôpitaux à Moncton et un à Bathurst dans le nord-est. Le gouvernement refuse de couvrir les avortements pratiqués dans la seule clinique provinciale, via l’assurance-maladie, même si un tel remboursement est requis en vertu de la Loi canadienne sur la santé.
Depuis plusieurs années, Ottawa retire de l’argent envoyé au Nouveau-Brunswick pour les transferts en santé, car la province contreviendrait à cette loi en rendant difficile l’accès à l’avortement, selon le fédéral. L’Association canadienne des libertés civiles poursuit d’ailleurs le gouvernement en justice sur cette question.
Un mouvement pro-vie « assez puissant »
Mais comment expliquer que toutes ces caractéristiques distinguent le Nouveau-Brunswick de certains de ses voisins comme la Nouvelle-Écosse ou encore le Québec?
Il faut d’abord y voir un lien direct avec le tissu social, une base religieuse encore très présente, une population vieillissante, des valeurs plus traditionnelles et familiales, énumère Mme Johnson. Cet attachement se fait sentir aussi au niveau politique avec un mouvement pro-vie « assez puissant » auprès des élus de la province, ce qui rend le changement difficile.
« Au niveau politique, il n’y a pas eu le même détachement entre la religion et la politique qu’on voit ailleurs (…). J’ai fait des entrevues avec des politiciens et eux ils vont dire que la présence religieuse est palpable à l’Assemblée législative », rapporte la professeure.
Les choses semblaient toutefois aller dans la bonne direction au milieu des années 2010.
En 2014, le précédent premier ministre et chef libéral Brian Gallant, fait de l’accès à l’avortement un sujet central de sa campagne électorale. Arrivée au pouvoir, les libéraux retirent une partie d’un règlement qui nécessitait la signature de deux médecins pour avoir accès à un avortement par voie d’opération en plus de permettre aux médecins de famille, qui le souhaitent, de pratiquer des avortements. Elle est aussi la première province au pays en 2017, à avoir rendu un accès universel gratuit à la pilule abortive.
Mais en 2018, les libéraux sont défaits par les progressistes-conservateurs et leur chef Blaine Higgs, ouvertement pro-vie mais qui a toujours maintenu que sa position n’influencerait pas la façon dont le gouvernement gère cet enjeu.
« Certains à l’intérieur du parti disent que Brian Gallant a perdu l’élection à cause de ça », glisse Claire Johnson.
Le dernier des mohicans : la Clinique 554
Il existe bien un cas à part ou bien un acte de résistance au sein de la province : la Clinique 554 à Fredericton, seul établissement dans la province offrant des services d’avortement privés. Mieux connue sous le nom de Clinique Morgentaler qui avait fermé en 2014, elle a été rouverte en 2015, par le Dr Adrian Edgar, puis a été renommée Clinique 554. Il a dû la vendre par manque de fonds, l’établissement roulant sur des donations depuis son ouverture et, car « on n’a jamais fait un seul sou de profit avec la clinique », précise-t-il.
Le docteur loue désormais une petite salle dans le bâtiment pour y pratiquer environ une fois par semaine. Les femmes qui y viennent doivent payer près de 800 $ pour un avortement. Ce dernier a pratiqué par le passé en Ontario et en Colombie-Britannique, un monde complètement différent.
« Le gouvernement fait tout pour que l’accès soit le moins sécuritaire possible » – Dr Adrian Edgar
« Je suis venu au Nouveau-Brunswick en sachant que ce serait comme ça », affirme le Dr Edgar. « Le pire est que notre gouvernement a ciblé les femmes qui veulent un avortement de façon sécuritaire. Il fait tout pour que l’accès soit le moins sécuritaire possible », déplore-t-il.
Le gouvernement considère l’offre suffisante avec les trois hôpitaux publics et l’accès à la pilule mifépristone, mais c’est faux, dénonce le médecin. La solution pourrait être simple, d’après lui : permettre aux cliniques d’avortement de recevoir des fonds gouvernementaux pour effectuer des opérations.
« C’est frustrant, parce qu’on voit ces gens qui viennent. Je leur tiens la main, essuie leurs larmes, écoute leur histoire. C’est très dur quand tu dois t’asseoir à côté de quelqu’un qui souffre. Tu sais et tu sens que c’est injuste, car il n’y a aucune raison pour que cette personne souffre. »
Sa collègue, Allison Webster, une conseillère à la Clinique 554, décroche notamment le téléphone pour parler aux femmes, parfois pendant des heures. Ce sont des centaines d’appels chaque année. Qui est au bout du fil? « Des gens assez tristes, stressés », répond-t-elle. Ce sont souvent des femmes qui ne savent pas trop quoi faire.
« Ce n’est pas rare que je sois au téléphone plus d’une heure avec des patientes pour expliquer toutes les options », énonce Mme Webster, qui dit recevoir de trois à cinq appels chaque semaine.
Au Canada, on estime que près d’une femme sur trois aura recours à un service d’avortement au cours de sa vie. Pourtant, au Nouveau-Brunswick, le sujet reste tabou et le gouvernement ne fait rien pour améliorer la situation, ce qui paraît dans la transmission des informations au public, avancent les intervenants que nous avons rencontrés.
Allison Webster se souvient qu’il y a seulement quatre à cinq ans les opératrices sur la ligne de santé provinciale, le 811, référeraient les demandes d’avortement à des organismes reliés au mouvement pro-vie.
Il n’est pas rare non plus que des femmes se tournent vers la Clinique 554, car elles n’ont jamais reçu de retour un des trois hôpitaux publics concernant un accès à un service d’avortement après avoir laissé un message. D’autres fois, c’est parce que le temps d’attente peut aller jusqu’à deux mois, expose Mme Webster.
La religion « propriétaire » de certains hôpitaux
À une dizaine de pas de la clinique, le bureau de l’organisme pro-vie New Brunswick Right To Life s’est installé à cet endroit deux ans après l’arrivée de la Clinique 554. Par le passé, l’établissement a été la cible de personnes associées à ce mouvement qui venait manifester à proximité, abordant et harcelant les femmes souhaitant se faire avorter.
Le centre offre notamment des « options services pour les grossesses », mais refuse de dire exactement quels services sont offerts car « ce n’est pas quelque chose dont on parle vraiment publiquement », nous explique sa directrice générale, Heather Hughes. Elle ajoute que les femmes qui viennent peuvent parler avec une infirmière pour notamment montrer d’autres voies possibles que l’avortement.
Le mouvement antiavortement est de plus en plus discret, mais a encore beaucoup d’influence, note Claire Johnson. Il est notamment présent à même le système de santé en vertu d’une entente entre le ministère et un organisme religieux. Des hôpitaux de la province sont de la propriété d’une organisation appelée Santé catholique internationale.
« Ils ont publié un guide éthique qui dit spécifiquement qu’ils sont antiavortement et que n’importe quelle organisation liée à eux doit l’être aussi », expose Claire Johnson.
La professeure de l’Université Moncton ajoute que la saga Roe VS Wade aux États-Unis à l’été 2022 à donner un second souffle au mouvement pro-vie dans la province.
« Un produit révolutionnaire »
Le fait que la pilule abortive soit gratuite et universelle est un fait qui n’est pas assez connu, clame Martha Paynter, porte-parole d’un réseau de soins d’avortement, lancé par des professionnels du Nouveau-Brunswick. Cette dernière ne cache pas qu’il y a des défis dans l’accès aux soins à travers la province et qu’il est important d’avoir le choix entre un accès chirurgical ou par médicament. Elle estime toutefois que l’accès à la pilule abortive est un « game changer », mais qui gagne à être connue.
« C’est un produit révolutionnaire et on ne parle pas assez de ça », pense-t-elle, stipulant que les données parlent d’elles-mêmes.
Elle prend l’exemple de la France, qui a implanté la pilule abortive, communément appelée l’interruption volontaire de grossesse (IVG) par médicament depuis 1990. L’utilisation par médicament, en établissement et hors d’établissement n’a cessé d’augmenter chaque année alors que celle par intervention chirurgicale ne cesse de descendre depuis 2010, selon les données françaises.
Au Nouveau-Brunswick, on est passé de 736 demandes de l’avortement médicamenteux en 2019-2020 à 828 en 2021-2022, selon les plus récentes données de la province. Selon Mme Paynter, il faudrait augmenter la publicité autour de l’accès notamment en mettant des panneaux d’affichage géants ou encore en créant une ligne médicale téléphonique dédiée aux services médicaux d’avortements comme en Nouvelle-Écosse.
« Le public ne sait pas comment contacter les professionnels. Toutes les infirmières et médecins de famille peuvent prescrire aujourd’hui la pilule mais l’information est une partie importante de l’accès », dit celle qui est aussi professeure à l’Université du Nouveau-Brunswick.
Les choses pourraient-elles changer?
« Le tabou est encore important et ça l’empêche la bonne circulation de l’information aux bons endroits », renchérit Julie Gilet du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick, dont l’organisme travaille avec des femmes francophones et acadiennes en quête de soins, comme l’avortement.
L’une des solutions serait d’augmenter les points d’accès, notamment dans le sud comme à Fredericton ou à Saint-John, suggère-t-elle. Il n’est pas rare que des clientes dans le Nord-Ouest ou au sud de la province se rendent au Québec.
L’interruption de grossesse par médicaments est disponible jusqu’à neuf semaines, mais ce n’est pas tout le monde qui peut le faire, avance le Dr Edgar. Il cite l’exemple de femmes vulnérables comme des mères monoparentales, des femmes immigrantes ou encore qui ne peuvent pas prendre congé.
« Et si vous n’habitez pas près de Moncton? Le gouvernement dit que vous pouvez prendre un médicament et que nous le paierons ou que vous pouvez subir une intervention, mais que vous allez payer. Ainsi, chaque personne est privée de son propre choix réel. »
« Je pense que c’est une chose barbare. Personne ne devrait être obligé de se faire avorter seule à la maison sur sa cuvette de toilette dans la douleur » – Adrian Edgar
Peut-on penser que la situation changera dans les prochaines années dans la province? « Les chances sont faibles », analyse Claire Johnson.
« Les gens au Nouveau-Brunswick sont tannés d’entendre parler de ça. Pour vous c’est nouveau, mais pour les gens ici, ça fait longtemps qu’on parle de la Clinique 554, ça fait longtemps qu’on parle de l’accès inéquitable, mais il n’y a rien qui bouge gouvernement après gouvernement. »
Quand on parle à Adrian Edgar, le professionnel de la santé, on sent que le poids de ce combat de tous les jours pèse sur les épaules.
« Ça vient peser lourd quand on atteint un point où même les gens du mouvement pro-avortement ont accepté le récit du gouvernement selon lequel la pilule suffit et que tout le monde peut l’obtenir. Nous devrions avoir une réflexion critique sur les soins que nous pouvons fournir à nos patients et ça ne correspond pas à un modèle unique où la pilule est l’avenir des soins d’avortement. »
Et de conclure : « Ça fait peur. C’est effrayant de travailler dans un endroit où les gens continuent à accepter ça aujourd’hui », soupire le docteur Edgar.