Le corps et les mots
Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.
[CHRONIQUE]
Peut-on vraiment nous dissocier des mots qui sortent de nos bouches? Est-ce que « nos » mots est une partie de nous qui nous quitte, qui nous trahit en allant ailleurs? Ou alors nous blessent-ils en arrachant une partie de notre chair et la transporter avec eux? Est-ce que les mots nous inondent de joie au point de l’ivresse ou de la folie? Où vont-ils une fois rendus dehors, libres ou libérés de notre corps?
Avez-vous déjà pensé à ces questions? À qui appartiennent les mots une fois qu’ils se sont dégagés de notre corps? À nous? A notre corps? À l’air, véhicule naturel qui les transporte ou bien à nos interlocuteurs, pour partir s’accrocher à leurs oreilles, en faire leur bonheur ou leur malheur?
En tout cas, c’est à ces questions que j’ai longuement réfléchi une fois terminée la lecture de deux recueils de poésie par deux poètes franco-ontarienne. Sonia-Sophie Courdeau et Chloé LaDuchesse.
Déjà dans Ce qui reste sans contour, Sonia-Sophie Courdeau donne des bribes de réponse à certaines de mes questions. « Je ne connais plus l’ivresse des mots qui prennent. Me font l’amour », écrit Sonia-Sophie Courdeau. L’ivresse, l’amour et les mots. Mais ce n’est pas tout. « Quand les mots ne viennent pas, ma main compense ». Il y a bien une synergie parfois qui se crée ou s’établit. Un mot et un geste. Si ce n’est pas l’un, c’est l’autre qui prend le relais et continue le chemin de la pensée, de l’idée. Les gestes sont-ils alors une extension de notre esprit ou alors de nos mots?
Par ailleurs, Chloé LaDuchesse, dans son recueil Exosquelette voit son corps vulnérable recouvert de mots. Ces mots qui s’imbriquent les uns par-dessus les autres pour former un appareil pour redonner la mobilité à nos corps « mes os sont toujours creux, il n’y a rien à faire. Ce qui reste de moi, ce sont ces mots autour desquels je fabrique une maison ».
Une carapace contre la jalousie, l’amour, les blessures
Une maison, dit Chloé LaDuchesse, une carapace, je dirais. Ce sont ces mots qui nous protègent de la jalousie, de l’amour et des blessures. Et des blessures, nos corps sont des chantiers béants, ouverts à l’infestation par les bactéries et les mots. Ces mots justement qui envahissent, rongent, colonisent notre corps et s’emparent de nos muscles, de nos mouvements jusqu’à nos pensées.
Le recueil de Sonia-Sophie Courdeau est un recueil sur la féminité, sur le corps de la femme mélangée aux sentiments qui se propagent et s’enfuient. Des mots qui nous rappellent cette violence dans laquelle nous baignons, depuis la naissance jusqu’à la mort.
« Un poème arrive à terme. Juste à temps : t’avorter ». Que ces mots vivent en nous, se déplacent, rampent dans chaque recoin de notre corps, dans chaque pouce de notre chair, ou qu’ils soient expulsés, avortés, rejetés, mus, ils sont toujours là, présents pour nous rappeler notre fragilité et nos limites. Il est fascinant de voir comment Sonia-Sophie Courdeau et Chloé LaDuchesse, sans nécessairement le vouloir, tissent des liens avec leurs mots respectifs. Des thèmes féminins et féministes. Des mots qui nous transportent dans le corps mais aussi au-delà de la charpente, à son extérieur immobile, au monde qui les entourent.
« Livre-moi, pieds et poings rompus, langue charcutée, yeux crevés, à l’abattoir, je vaux mieux qu’à l’autel ». Marier la beauté inouïe des mots et la violence profonde qui s’en dégage. Les vers de Chloé LaDuchesse nous font du bien tout en nous rongeant l’intérieur. J’ai trouvé ces deux recueils des hymnes à nos mots et à nos corps. Nous les femmes, qui naviguons cette mer déchainée qui est la vie, remplie d’aventures, de naissance et de mort.
Des mondes à la fois intimes et universels
Que reste-t-il après les séparations et après les traumas? Il y aura toujours nos corps et nos mots. La symbiose, parfois apparente ou la concurrence dure et méchante. Qui vient en premier et qui disparait le premier pour laisser la place à l’autre. Ni Sonia-Sophie Courdeau ni Chloé LaDuchesse ne nous livrent de réponse définitive. Leurs recueils nous tiennent en haleine. Ils nous transportent dans des mondes à la fois intimes et universels.
Chacun pourrait en déduire et retenir les mots et les pensées qui les animent, chacun pourrait trouver ou même fabriquer sa réponse. Ces deux poètes brillantes talentueuses m’ont aidé à m’imbiber l’esprit et le corps de mots et d’images. Rappelons-nous tous, encore enfant, quand nous osions dire un gros mot, ou proférions une insulte, notre mère qui nous intime l’ordre de nous laver la bouche avec du détergent de vaisselle ou dans mon cas de me barbouiller les lèvres de pâte d’harissa piquante. Des actes qui pourraient nous tirer un sourire ou nous faire verser une larme ou deux de nostalgie.
Mais ces menaces de nos enfances ne sont-elles pas bien l’évidence et la preuve, même enfantine et un peu folklorique, que nos mots sont bels et bien une extension de nos corps? Et que ces derniers ne sont pas juste un squelette fait d’os creux, d’un utérus dont on ne verra jamais le contour, ou des yeux qui ne cessent de glaner les rayons de lumière, mais aussi des organes qui souffrent, qui jouissent et qui bougent? Des organes qui migreraient jusqu’à atteindre nos mots, s’en emparer et continuer leur quête vers la délivrance.
A la fois Ce qui reste sans contour et Exosquelette m’ont ouvert la porte sur un monde de poésie nouvelle, poignante et vivante. Une poésie qui contraste avec la lenteur et même la lourdeur émanant de la poésie avec laquelle j’ai grandi. Une poésie où les mots s’échappent du corps pour y retourner et y trouver refuge. Le dernier?
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.