Le premier sans-abri tué par la COVID-19 était franco-ontarien
TORONTO – Première victime de la COVID-19 dans un refuge pour sans-abri en Ontario, Joseph Tshibala Kalabi, 52 ans, a été emporté par le virus, début mai. Qui était ce Franco-Ontarien qui a tout abandonné en République démocratique du Congo pour tenter sa chance outre-Atlantique? De Kinshasa à Toronto, ONFR+ a reconstitué le puzzle d’un rêve canadien brisé par l’itinérance et la pandémie, alors que la ville continue d’être pointée du doigt pour sa gestion sanitaire de la crise. Un dossier de Rudy Chabannes et Étienne Fortin-Gauthier.
21 avril 2020. Alors que la province file tout droit vers son premier pic de contamination, Joseph Tshibala Kalabi est admis en soins intensifs à l’hôpital général d’Etobicoke. Le quinquagénaire d’origine congolaise suffoque et souffre de fièvre. Son état est critique. Ses symptômes ne trompent pas. Il est atteint de la COVID-19.
L’homme est seul, mais les médecins parviennent finalement à contacter son ex-femme et sa nièce, résidant en Ontario, ainsi qu’une partie de sa famille installée à Londres, au Royaume-Uni.
Lorsqu’ils apprennent la nouvelle, M. Tshibala Kalabi est plongé dans le coma depuis deux semaines. Sa nièce, Micheline, confie à ONFR+ le sentiment qui la domine alors : « Les docteurs disaient que son cas ne s’améliorait pas et qu’il avait 5 % de chance de survie. J’étais sa seule famille en Ontario. Être à ses côtés était la moindre des choses qu’on pouvait faire pour mon oncle. »
Quelques jours plus tard, le 8 mai, il s’éteint, terrassé par le coronavirus, laissant la communauté congolaise de Toronto dans la peine. Le Franco-Ontarien est alors le premier sans-abri victime de la COVID-19 dans la province. Quatre autres itinérants décèderont dans des circonstances similaires dans la métropole ontarienne, tous ayant utilisé le système de refuge de la ville.
Près de 700 personnes marginalisées ont contracté le virus à la suite d’une éclosion de COVID-19 dans un des refuges de la ville depuis le début de la pandémie, tandis qu’une deuxième vague fait son œuvre aux portes de l’hiver, le pire moment à passer pour les itinérants.
« Il est parti et je ne le reverrai plus »
Testé positif dès le 16 avril, M. Tshibala Kalabi avait été évacué du refuge Dixon Hall School House où il vivait depuis novembre 2018, côtoyant à ce moment-là une cinquantaine de pensionnaires sans distanciation physique ni port du masque obligatoire.
Pris en charge par l’hôpital St. Michael, il avait été ensuite placé en isolement dans un hôtel mais, en quelques jours, son état s’était brusquement détérioré, nécessitant une nouvelle hospitalisation, cette fois à l’hôpital général d’Etobicoke.
« C’est choquant. Il est parti et je ne le reverrai plus. Je ne m’y attendais pas. Je n’ai pas eu le temps de digérer, de lui dire au revoir. »
Jessica est effondrée en repensant aux événements qui ont précipité la mort de son ex-mari.
« Il y a des gens de différents endroits, qui sortent et qui rentrent, avec différentes maladies qu’on peut attraper facilement », est-elle convaincue à propos des refuges torontois. « Ils auraient dû prendre plus de précautions avec le virus. Chacun aurait dû avoir sa chambre pour éviter ça. »
Refuges torontois : des passoires à COVID-19?
La ville a été pointée du doigt dans sa gestion de la pandémie dans les refuges pour sans-abri. Elle aurait tardé à prendre des mesures drastiques de prévention dès les premiers signaux de la flambée du printemps dernier. Elle n’a imposé le port du masque que très récemment, fin septembre, contrairement au reste des espaces publics intérieurs où la mesure était en vigueur plus tôt. Aujourd’hui encore, la ville est régulièrement prise à partie dans ce dossier.
« Les récentes mesures prises par la province de l’Ontario et la ville de Toronto pour lutter contre le coronavirus ont aggravé la situation », fustige l’Association canadienne des libertés civiles qui dénonce un surpeuplement de longue date dans les centres pour sans-abri, n’hésitant pas à qualifier la situation de crise humanitaire.
L’organisation épingle depuis des mois des abris qui ne respectent pas les normes d’éloignement physique. La ville qui supervise ces lieux mettrait « en danger ceux qui utilisent le système des refuges », alerte-t-elle.
Joseph Tshibala Kalabi était l’un d’eux. Sans papiers, il vivait en Ontario depuis 1995 où il cumulait deux emplois pour survivre, nous racontent ceux qui l’ont côtoyé. « C’est triste, car c’était quelqu’un d’apprécié ici », confie un travailleur social du refuge Dixon Hall School House.
« Vous savez, on suit les règlements », poursuit-il, évoquant le risque d’éclosion. « Au début, on n’était pas si au courant : on en apprenait sur le virus et le processus. Maintenant, on fait plus attention, on est conscient de la distance physique à adopter. Nos clients sont plus à risque, car ils ont souvent des problèmes de santé primaire et vivent proches les uns des autres dans un espace commun. »
De Kinshasa à Toronto, l’espoir d’une vie meilleure
« Il était très nerveux. Il disait souvent qu’il voulait mourir, qu’il était fatigué de tout : de ne pas pouvoir voyager, ni se former », relate Jessica, l’ex-femme de M. Tshibala Kalabi « Il travaillait fort, mais n’avait pas de papiers ».
Elle décrit un homme persévérant qui trouvait le système injuste, mais essayait toujours de s’en sortir par le travail. Le Canada était à la fois son rêve et son échappatoire, l’assurance de meilleurs lendemains.
« Il a fait des études en France, en sciences politiques et en relations internationales », confie-t-elle à ONFR+. « Il était intelligent, cultivé. Il s’intéressait à l’actualité. Il maîtrisait le français et l’anglais. Il donnait des cours aux jeunes, de temps en temps. »
« Il a tout abandonné pour aller en Ontario » – Christelle Tshibala, sœur du défunt
À Kinshasa, en République démocratique du Congo, Christelle Tshibala ressent une blessure qui ne se referme pas à l’intérieur d’elle. Joseph Tshibala Kalabi était son grand frère. Elle ne l’a jamais revu depuis son départ pour le Canada au milieu des années 90.
« Il a tout abandonné pour aller en Ontario. Là-bas, on disait que des gens parlaient français, qu’il y avait du travail, de l’espoir. Il voulait saisir sa chance. »
Né le 17 mai 1967, à Lubumbashi, dans le Sud du pays, il a par la suite grandi dans une famille nombreuse dans un quartier populaire de Kinshasa, la capitale. Ses idées progressistes et son engagement contre la dictature de l’époque l’ont poussé à tourner la page africaine.
« Comme beaucoup de jeunes contestataires, il a fui pour ne pas être arrêté », raconte sa sœur.
Son but était de gagner le Canada, en se frayant un chemin vers la Zambie. « J’avais des nouvelles tous les deux ans. On se parlait des heures au téléphone. Il souffrait de ne pas avoir de papiers. »
Ne parvenant pas à régulariser sa situation, il vivait de petits boulots et allait de refuge en refuge. Il est passé par Regent Park Community Centre, Toronto Haven et Dixon Hall School House, des institutions situées dans le centre-ville.
Une famille et une communauté ébranlées
« Ça a touché toute la communauté parce que c’était la première personne à tomber à cause du virus parmi nous », se rappelle Jean-Paul Idikay, le président de la Communauté congolaise de Toronto (COCOT). « Ça nous a fait un choc et, à partir de là, on a continué à se mobiliser pour sensibiliser les gens sur le danger de la COVID-19. »
« Joseph était dans notre communauté depuis 23 ans. C’était une personne réservée, mais qui avait tissé beaucoup de relations avec des Canadiens et des Nigériens qui partageaient son refuge. Il travaillait dans une manufacture à Lake Shore. La COCOT a pris en charge ses funérailles, car il était presque seul à sa mort. La famille a suivi les funérailles en direct sur Facebook à Brampton, depuis Londres et le Congo. »
« À ce moment-là, on imaginait difficilement qu’on pouvait mourir du virus », confie Micheline, la nièce. « Ça fait mal et ça fait peur, car on ne sait pas quand ça va finir. On s’isole et on continue à prier. »
Depuis le drame, la capacité du refuge Dixon Hall School House a été divisée par deux. Un plan d’hiver dévoilé par la ville prévoit, par ailleurs, d’ouvrir 560 nouvelles places, de novembre à avril, combinant des lits de refuge, des chambres d’hôtel et des logements avec services de soutien.
En complément des 6 700 places de refuges existantes, Toronto va également libérer de l’espace dans les centres de réchauffement, en cas de froid extrême.
La suite de notre grand dossier sur les sans-abri à Toronto, demain, sur ONFR.org. Vendredi, lisez Sans abri et francophone : des idées pour faire mieux