Les femmes, les langues et la colonisation
Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.
[CHRONIQUE]
Assia Djebar est l’une des autrices les plus connues dans le monde arabe. Quand elle a commencé à écrire et à être publiée, son pays natal, l’Algérie, était encore occupé par la France. Elle sera même expulsée de la prestigieuse école normale en France (réintégrée des années plus tard suivant les instructions du Général de Gaulle) pour avoir participé à des grèves étudiantes en signe de solidarité avec les événements meurtriers qui ont secoué l’Algérie lors de la guerre d’indépendance.
L’œuvre d’Assia Djebar sera tout le long imprégnée de personnages féminins forts, revendicateurs, intelligents et courageux. Dans son livre, Les enfants du nouveau monde, publié en 1962, elle juxtapose les portraits féminins entre la traditionnelle et la moderne, entre la libérale et la conservatrice, entre l’éduquée et l’analphabète, sans toutefois créer l’impression d’une exclusion ou d’une supériorité quelconque de l’une sur l’autre.
Cette diversité de personnages ne fait que rajouter aux complexités de cette société qui souffre et se rebiffe contre le colonisateur et ses armées violentes. « Dans chaque maison où vivent ordinairement quatre à cinq familles se trouve toujours une femme, jeune, vieille, peu importe, qui prend la direction du chœur : exclamations, soupirs, silences gémissants quand la montagne saigne. »
Et la montagne ici représente le maquis. Cet endroit où tous les hommes (avec quelques femmes) indigènes se cachent avec leurs armes pour défendre leur patrie et attaquer les militaires.
Dans Les enfants du nouveau monde, les femmes algériennes sont des amantes, des sœurs, des mères, des épouses, qui prennent des risques qu’elles n’ont jamais pris avant la guerre. Celle qui ne s’est jamais aventurée dans les ruelles de sa ville le fera pour sauver son mari. Celle qui voulait partir et hésitait jusque-là prendra son envol. Même la vieille à qui on disait de ne pas s’allonger dans la petite cour intérieure pendant la journée, de peur d’être touchée par les éclats d’obus, sera justement frappée et succombera à ses blessures.
Certains ont vu dans les premiers livres de l’écrivaine une obsession, et comment ne pas en faire preuve, avec le colonisateur, et une certaine nonchalance vis-à-vis du patriarcat ambiant qui suffoque les femmes.
Assia Djebar n’a pas donné raison à ces critiques et, plus tard, dans ses livres, elle n’a pas eu froid aux yeux en parlant de ces hommes qui autrefois ont pris le maquis et qui après l’indépendance se sont opposés à la libération de ces mêmes femmes, au nom des traditions ou au nom de la religion, qui étaient un jour leur complice dans la lutte pour l’indépendance.
L’occupation des terres comme fil conducteur
Adania Shibli est une autrice palestinienne qui vit entre Berlin et Jérusalem. Son roman, Un détail mineur, un petit livre qui se lit en quelques jours, a semé la controverse lors du dernier Salon du livre de Francfort quand ses organisateurs ont annulé un prix LiBeraturpreis, supposé être offert à Adania Shibli en évoquant l’attaque du 7 octobre 2023 de Hamas contre Israël.
Dans son livre, Adania Shibli raconte deux histoires qui semblent de prime abord séparées par un espace temporel mais dont le fil conducteur reste l’occupation israélienne des terres palestiniennes. Cela commence en 1949 avec un viol collectif (serait-ce ici une métaphore de la confiscation des terres par l’armée) d’une jeune fille bédouine du Néguev par des militaires israéliens, puis tuée et enterrée dans le désert.
En 2003, le journal Haaretz révèle ce crime. C’est cet article sur l’incident, décrit presque comme une banalité, qui déclenche la seconde partie du roman narrée par une Palestinienne d’aujourd’hui, recherchiste, obsédée par ce « détail mineur » de l’incident : le fait qu’il se soit produit 25 ans jour pour jour avant sa naissance.
La jeune recherchiste entreprend un voyage en voiture pour retrouver le lieu du crime qui s’est passé 70 auparavant. Le passé hante le présent. Le crime qui n’a jamais été puni. Il vit avec les Palestiniens jours et nuits, les suit dans tous leurs mouvements, même quand ils conduisent, quand ils mangent et qu’ils font les gestes les plus anodins de leur quotidien. C’est tout le sentiment qui s’empare de nous en lisant ce livre à la fois simple et minutieux.
Contrairement à Assia Djebar qui écrit en français (à part quelques films en arabe), Adania Shibli écrit en arabe, une langue qu’elle qualifie de « sorcière » et qui l’empêcherait d’écrire dans d’autres langues qu’elle maîtrise, pourtant.
C’est en français, langue du colon, et en innu, sa langue maternelle, que Joséphine Bacon, poète innue originaire de Pessamit, a choisi d’écrire son recueil Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, publié en 2013.
Elle écrit comment un jour elle s’est rappelé les paroles de Mishta-Napeu, celui qui était appelé Grand Homme par sa communauté, lui avoir dit « Si un jour tu vas à la toundra, tu sentiras que la Terre te porte. » Et tout de suite après Bacon qui décrit le moment où elle regarde la toundra pour la première fois « C’était vrai. Je voyais l’horizon tout autour. Il n’y avait plus de murs, comme si j’étais dans l’espace, suspendue dans le temps. »
Un peu comme des retrouvailles entre une mère et son enfant dont elle a été séparée depuis la naissance. Ce sentiment de liberté qui se recrée immédiatement dans l’espace vaste en l’absence de repères. Ces repères qui accaparent et accablent notre monde « moderne » avec des adresses, des parcs, des édifices sans lesquels nous risquons fort de nous perdre.
Ce sont ces repères qui ont été imposés aux Innus quand ils ont vu les colons s’installer sur leur territoire, leur confisquer leur nomadité, leur imposer des repères qui leur ont fait perdre ce vaste territoire en cachant l’horizon et en oubliant presque leurs origines.
Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat est un hymne à ce territoire rempli de caribous et de rivières qui guident le nomade et maintiennent la mémoire collective vivante et éternelle.
Chacune à leur manière, Assia Djebar, Adania Shibli et Joséphine Bacon protègent précieusement leur communauté, les amènent délicatement vers nous et dénoncent parfois par des cris et parfois par des chuchotements les injustices de la colonisation et de l’occupation des terres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et de TFO.