Les quintuplées Dionne ou la concurrence des mémoires

Les bébés Dionne dans un panier. Gracieuseté Musée des soeurs Dionne

[CHRONIQUE]

Contrariées du sort qui attend leur maison natale si aucune opportunité ne se manifeste à North Bay, Annette et Cécile Dionne, les deux quintuplées survivantes, ont sollicité par l’entremise des médias l’aide du premier ministre Justin Trudeau afin que soit déménagé au Musée canadien de l’histoire à Gatineau la maison où ont vu le jour les cinq Franco-Ontariennes les plus célèbres du monde et de l’histoire.

DIÉGO ELIZONDO
Chroniqueur invité
@Diego__Elizondo

Or, un déménagement de cette maison (construite par le grand-père des jumelles à la fin du XIXe siècle, Olivier Dionne) au Village d’antan franco-ontarien a-t-il été exploré? Ça serait l’endroit rêvé, pourvu que l’on comprenne que leur tragique histoire est un jalon important dans l’histoire franco-ontarienne.

Les grandes lignes de vie des quintuplées Dionne sont assez bien connues. En fait, ce qui a marqué les esprits et qui a été gravé dans la mémoire collective internationalement, fort d’une production cinématographique importante, de produits dérivés et du tourisme voyeuriste, c’est leur naissance alors que le contexte et leur milieu, eux ont été largement occultés.

Le travail historiographique entourant les quintuplées a été l’affaire exclusive d’auteurs américains ou canadiens-anglais, tel que Pierre Berton. Il a fallu attendre que l’historien franco-ontarien Gaétan Gervais remette les pendules à l’heure en publiant en 2000 la première étude originale en langue française sur les quintuplées Dionne. Le livre de Gervais est incontournable. Il démontre que la survie à la naissance n’avait pour égal que leur survie culturelle et identitaire face à un gouvernement exploiteur, une presse sensationnaliste encombrante, un clergé complaisant et des parents aux convictions ambivalentes et opportunistes.

Elles naissent le 28 mai 1934 dans le village franco-ontarien de Corbeil, dans le Moyen-Nord ontarien, un village peuplé majoritairement de Franco-Ontariens originaires d’Orléans.

En pleine crise économique, le gouvernement ontarien libéral de Mitch Hepburn place les Dionne sous tutelle, faisant d’elles des pupilles de la Couronne jusqu’à l’âge de 18 ans, cautionné par deux lois. Une mesure inédite dans l’histoire du Canada. Les pensionnats autochtones ne sont guère loin…

Les tentatives assimilatrices envers les Dionne sont nombreuses, le gouvernement, la presse anglophone et le monde du divertissement souhaitent vigoureusement qu’elles parlent anglais à la face du monde, elles qui sont devenues des bêtes de cirque sans égard à leur dignité.

À la demande des parents des Dionne, Oliva et Elzire Dionne, parents des jumelles (qui se sont marié un 25 septembre – ça ne s’invente pas!) le combat dans lequel s’engage l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario (ACFEO) pour les Dionne de 1934 à 1944 n’est que le prolongement à une échelle plus petite, de la lutte franco-ontarienne au Règlement XVII : une lutte pour l’enseignement en français et catholique en Ontario, comme l’a expliqué Gaétan Gervais :

« À beaucoup d’égards, la tutelle des jumelles Dionne reproduit, à l’échelle de la famille Dionne, les relations inégales qui existaient entre la majorité anglaise de l’Ontario et sa minorité française […] La lutte en faveur d’une éducation catholique et française, carrément placée sous la responsabilité des parents, correspondait tout à fait à l’idéal recherché par les nationalistes du Canada français, d’un bout à l’autre du pays. Dans la défense de cette idéologie, l’ACFEO était alors, en Ontario, le représentant le plus crédible. »

Tentatives d’assimilation

Conséquemment, on peut légitiment se demander si le Musée canadien de l’histoire, musée d’envergure national, saurait privilégier le récit de la résistance aux tentatives d’assimilations dans une perspective franco-ontarienne ou celle largement connue et davantage neutre qui mettrait l’emphase ailleurs, en se limitant à raconter l’engouement populaire de ce phénomène planétaire qu’étaient  devenues les Dionne.

Il ne serait guère surprenant que la deuxième option soit retenue, car les Dionne ont échappé depuis longtemps au narratif mémoriel de l’Ontario français. Les Dionne ont été attablés à une identité universelle comme si elles étaient nées dans le vide et auraient grandi hors contexte (au sens d’absence d’identité). Comme si l’Ontario français était une vue de l’esprit et que les Dionne de par l’engouement populaire suscité aux quatre coins du monde était plus important que l’identité franco-ontarienne et la dépassait. Cette identité en contexte minoritaire de par sa taille le serait aussi dans son authenticité. En somme, dans le récit narratif dominant, les quintuplées Dionne ont été déracinées. Une intervention, suivie d’une appropriation de la part du Musée canadien de l’histoire n’irait qu’à le cautionner.

Nous sommes devant un cas patent de ce que le sociologue Joseph Yvon Thériault appelle une « concurrence des mémoires ». Thériault explique la concurrence des mémoires magnifiquement bien dans son essai Évangéline : Contes d’Amérique (Québec/Amérique, 2013). Il y a une Évangéline pour le poète américain Henry Wadsworth Longfellow, une Évangéline pour les canadiens-anglais désireux d’en tirer du profit touristique et une Évangéline pour les Acadiens, s’amarrant à leur identité.

Un projet de reconstitution d’un village historique franco-ontarien à St-Albert, dans les Comtés unis de Prescott et Russell, est supposément toujours en marche, même si que le projet originalement prévu pour 2015 a été repoussé, aux dernières nouvelles, à 2017. Le village, qui en est toujours à être édifié, souffre d’un manque crucial de volonté politique, les instances décisionnelles qui octroieraient les subventions ne sont pas convaincues du bien-fondé de financer la démarche. Advenant que le projet voie le jour, la maison devrait être déplacée en un endroit qui par sa nature même incarne le contexte dans lequel s’est produit un miracle à Corbeil dans la nuit du 28 mai 1934.

La préservation de cette maison historique (qui ne jouit pas de protection patrimoniale légale) est, village d’antan franco-ontarien ou pas, indiscutable ne serait-ce que par dignité pour les quintuplées Dionne qui le réclame, dont le destin fut d’une tragédie infinie et qui jusqu’à aujourd’hui, fut marqué par une succession d’exploitation et d’abus infligés de toutes parts.

Diego Elizondo est étudiant à la maîtrise en histoire à l’Université d’Ottawa. 

Note : Les opinions exprimées dans cette chronique n’engagent que son auteure et ne sauraient refléter la position de #ONfr et du Groupe Média TFO.

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