
L’importance historique et patrimoniale de la Compagnie de la Baie d’Hudson

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.
[CHRONIQUE]
La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), la plus ancienne compagnie au Canada, d’Amérique du Nord et la plus vieille entreprise de commerce à charte du monde, s’est placée récemment à l’abri de ses créanciers. Toute une page d’histoire du Canada risque de disparaître si l’emblématique détaillant fondé il y a 355 ans met la clé sous la porte.
Deux Français à l’origine de la Compagnie
Pierre-Esprit Radisson et Médard Chouart des Groseilliers sont deux beaux-frères, coureurs des bois et négociants français en fourrures, qui parcourent l’Amérique du Nord dans les années 1650 pour trouver des peaux d’animaux. Ils tentent à plusieurs reprises, sans succès, de convaincre le roi de France d’investir dans les richesses de l’arrière-pays de la Nouvelle-France. Les deux hommes se tournent donc vers le roi Charles II d’Angleterre, qui accepte de les financer en 1666.

Partie en 1668, une première expédition revient un an plus tard avec une précieuse et abondante cargaison de peaux de castors. Couronné de succès, ce voyage démontre la rentabilité du projet de Radisson et Des Groseillers.
Le 2 mai 1670, Charles II signe la charte royale, établissant la Compagnie de la Baie d’Hudson, officiellement nommée « le Gouverneur et la Compagnie des aventuriers d’Angleterre faisant le commerce dans la baie d’Hudson ». Basée à Londres, en Angleterre, il s’agit de la première compagnie commerciale à capital-actions du monde anglophone.

La charte établit un monopole légal sur un immense territoire de la grande zone de drainage du bassin de la baie d’Hudson. Cela correspond à peu près à un million et demi de miles carrés de régions de l’ouest et du nord du Canada, soit plus de 40 % du pays actuel. Le roi Charles II s’octroie le droit de donner ce territoire qui ne lui appartient pas, parce qu’aucun autre monarque chrétien ne l’avait revendiqué, bien que des peuples autochtones y vivaient depuis des temps immémoriaux.
Ce vaste territoire prit le nom de la « Terre de Rupert » en l’honneur du Prince Rupert du Rhin, cousin du roi Charles II et partisan de la première heure de la compagnie. Le prince Rupert sera d’ailleurs le premier gouverneur de la compagnie, jusqu’à son décès en 1682.
En 1821, la Compagnie de la Baie d’Hudson fusionne avec sa farouche rivale, fondée à Montréal en 1779, la Compagnie du Nord-Ouest. Le nom, la charte et les privilèges de l’ancienne CBH fournissent l’assise de l’entreprise fusionnée.
1870 : la Terre de Rupert est cédée au Canada
Trois ans après la confédération, le Canada cherche à agrandir son territoire vers l’ouest et le nord du continent. Les États-Unis sont prêts à payer jusqu’à 10 millions $ pour la Terre de Rupert, alors que la Compagnie de la Baie d’Hudson en espérait 40 millions.

Craignant l’expansionnisme américain, la CBH est forcée par l’Angleterre de ne pas considérer l’offre américaine. Au terme de six mois de négociations menées par deux ministres du cabinet de Sir John A. Macdonald (George-Étienne Cartier et William McDougall), un accord est conclu. La Terre de Rupert est cédée à la Couronne britannique, qui la transfère au Dominion du Canada en 1870, conformément à l’Acte de cession de 1869. En compensation, la CBH (qui comptait alors 97 postes de traite) reçoit 1,5 million $ (300 000 livres sterling), garde des lots de terre autour de ses postes de commerce de fourrures (5% du territoire) et se voit octroyer également près de sept millions d’acres en terres agricoles dans la zone fertile des Prairies du Sud (qu’elle vend progressivement au cours des 85 années qui suivent).
Il s’agit de la plus grande transaction immobilière en superficie dans l’histoire du pays. L’achat de la Terre de Rupert a géographiquement agrandi le Canada. Le territoire a éventuellement été divisé entre le Québec, l’Ontario, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut.
Les grands magasins
Après la vente de la Terre de Rupert, et même si elle continue le commerce des fourrures, la Compagnie de la Baie d’Hudson ajoute à ses activités les magasins de vente au détail : elle ouvre son premier magasin à rayons à l’extérieur des postes à Winnipeg, en 1881.
En 1909, les activités de la Compagnie sont divisées en trois secteurs : les fourrures, la vente de terres et le commerce de détail.

À partir de 1913 et jusqu’en 1926, la compagnie fait construire les premiers de ses six grands magasins phares (« department stores » en anglais), typiquement nord-américains, de style architectural Beaux-Arts, à Calgary, Edmonton, Saskatoon, Vancouver, Victoria et Winnipeg.
Ascension et déclin
Dans les années 1960, 1970 et 1990, la Compagnie de la Baie d’Hudson s’établit dans le centre du Canada en acquérant d’autres commerces de détail comme Henry Morgans & Company, Freimans, Shop-Rite, Zellers, Simpsons, Towers, Kmarts Canada et Woodward’s. Son nom est raccourci à « The Bay » en 1965 et son nom en français « La Baie » apparaît en 1972.
En 1970, lors de son 300e anniversaire, la reine Élisabeth II renouvelle sa charte, qui est rapatriée au Canada. La compagnie devient une société canadienne et son siège social est déplacé de Londres à Winnipeg en 1974 (il sera déménagé à Toronto quatre ans plus tard).
Les voyages maritimes sont demeurés une importante partie de la vie de HBC jusqu’à la vente de son dernier vaisseau, le MS Kanguk, en 1987. La même année, la compagnie ferme ses postes de traite. En 1991, la Compagnie cesse la vente des peaux d’animaux (mais reprendra ses encans en 1997). En 1999, après la fermeture des magasins Eaton, La Baie devient le plus grand détaillant au Canada.
En 2006, un entrepreneur américain prend le contrôle de la direction de la Compagnie de la Baie d’Hudson, puis la compagnie est officiellement vendue à des intérêts américains en 2008.
Identité et patrimoine
La Compagnie de la Baie d’Hudson a profondément marqué l’histoire et le patrimoine du Canada. En plus de sa contribution au commerce des fourrures, elle a exploré et cartographié de vastes territoires. Certains de ses forts sont devenus des capitales provinciales comme Winnipeg, Edmonton et Victoria.
Certains de ses produits, comme sa célèbre couverture à points blanche aux couleurs rayées, créée en 1779 pour le troc des peaux de castor, est devenue avec le temps un produit emblématique de mode.
Lors des Jeux olympiques d’hiver de 1936, la compagnie devient l’habilleur officiel des athlètes olympiques canadiens, rôle qu’elle a conservé pendant presque toutes les compétitions suivantes.

En 1974, la Compagnie de la Baie d’Hudson prête ses archives aux Archives du Manitoba. Leur valeur est estimée à près de 60 millions $. Vingt ans plus tard, la compagnie leur en fait officiellement don et offre ses artéfacts au Manitoba Museum. À même les économies d’impôt résultant du don, la Fondation d’histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson est créée.
En 1977, c’est à la Fondation du patrimoine ontarien que fait don la CBH de son établissement de Moose Factory.
En 2007, les documents des archives des 250 premières années de la CBH ont été inscrits au Registre de la Mémoire du monde de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).

Du côté du patrimoine bâti, on compte quelques-uns de ses grands magasins. Par exemple, la Ville d’Ottawa a procédé l’an dernier à la désignation en vertu de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario du magasin de la CBH au centre-ville.
Le gouvernement du Canada a désigné au pays 39 lieux historiques nationaux liés à la Compagnie de la Baie d’Hudson, 14 édifices du patrimoine (9 reconnus et 5 classés), deux personnages historiques nationaux et deux événements historiques nationaux.
Pas moins de 14 plaques d’histoire de la Fiducie du patrimoine ontarien portent aussi sur un aspect de l’histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
La compagnie avait aussi effectué en 2013 un retour officiel à son nom d’origine « La Baie d’Hudson », afin de mettre en valeur son riche patrimoine et son rôle dans l’histoire canadienne. Elle avait également incorporé dans son nouveau logo ses armoiries historiques, qui portent sa devise traditionnelle en latin pro pelle cutem (« une peau pour une peau »). Le changement de l’identité de marque comprenait aussi le lancement d’une collection de produits dérivés à l’effigie des lignes colorées de son iconique couverture à points.

L’histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson a façonné l’histoire du Canada actuel. Elle l’a même devancée. De ses origines coloniales européennes à sa relation complexe avec les peuples autochtones, c’est une histoire transnationale, territoriale et commerciale qui a grandement contribué à l’identité et au patrimoine canadiens d’aujourd’hui.
Du 17e siècle de Charles II au 21e siècle de Charles III, cet empire commercial espère maintenant sauver six magasins (dont trois à Toronto) parmi ses 80 actuels. Sa disparition définitive marquerait la fin d’une épopée typiquement canadienne.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et de TFO.