Lucie Hotte, théoricienne de la littérature franco-ontarienne
[LA RENCONTRE D’ONFR]
OTTAWA – Lucie Hotte est professeure titulaire au Département de français et directrice du Centre de recherche sur les francophonies canadiennes (CRCCF) de l’Université d’Ottawa. Elle dirige également le Laboratoire de recherche sur les cultures et les littératures francophones du Canada. Ses recherches se concentrent sur les théories de la lecture, les littératures minoritaires et l’écriture des femmes. Forte de plus de 25 ans d’expérience, Lucie Hotte a reçu de nombreux prix, dont le plus récent est le Prix d’excellence en recherche en francophonie de l’Université d’Ottawa, récompensant son rôle majeur dans la promotion et l’étude des cultures francophones minoritaires au Canada.
« Votre curriculum vitae fait 44 pages. Est-ce qu’il reste de la place pour d’autres projets?
Oui, il y a toujours des projets en cours. Je travaille actuellement sur deux manuscrits de livres. L’un d’entre eux devrait être soumis à un éditeur prochainement, j’espère avant la fin de l’année, tandis que l’autre prendra encore quelques années. En plus, je mijote une idée pour un troisième livre. Les idées ne manquent jamais. Au fil de ma carrière, j’ai souvent eu des idées de recherches que j’ai proposées à des collègues ou à des étudiants.
Après, c’est un avantage et un désavantage parce qu’il faut savoir se concentrer sur un projet à la fois pour le mener à terme (rires).
Quel est votre rapport à la littérature, qui semble être au cœur de vos missions?
Mon parcours est un peu différent. Au départ, ce qui m’intéressait vraiment, c’était les théories de la lecture. Quand j’étais étudiante au baccalauréat, beaucoup de gens autour de moi voulaient devenir écrivains. Pas moi. Je n’étais pas intéressée par l’idée d’écrire. Moi, j’aimais lire. J’aimais comprendre ce qui fait qu’une œuvre littéraire nous attire, nous passionne, nous fascine, nous captive. Comment est-ce construit, comment cela fonctionne, et quel impact cela a sur le lecteur ou la lectrice. Donc, à la base, je suis une théoricienne de la littérature et je me concentre sur les théories de la réception. Mon premier livre traite de cela, en se basant sur un corpus québécois. Le choix du corpus était un peu accessoire, je voulais travailler sur une littérature canadienne, pas sur la littérature française, même si je l’aimais beaucoup.
Puis, j’ai commencé à m’intéresser à la littérature franco-ontarienne, à la lire et à lire aussi la critique de cette littérature. Je trouvais que la critique était très réductrice. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui se passait dans la lecture de cette littérature, quelque chose de différent par rapport à la lecture des littératures majoritaires.
Une de vos expertises est la théorie de la réception. Comment décririez-vous votre travail, pour les novices?
C’est assez large mais, par exemple, le filon de la lecture est devenu central dans mes recherches sur les littératures franco-canadiennes. Je travaille beaucoup sur la réception critique des œuvres et sur les raisons pour lesquelles un auteur reçoit des prix et d’autres non. Parallèlement, j’ai toujours analysé des œuvres et publié des articles sur des auteurs comme Michel Ouellet, Patrice Desbiens, Gabriel Osson, etc.
Toutes les littératures minoritaires, qu’elles soient franco-ontariennes, acadiennes, franco-manitobaines, africaines ou haïtiennes, sont souvent lues par les critiques selon une grille de lecture qui tend à être presque toujours réaliste. On cherche à découvrir quelque chose d’exotique, on cherche à ce que ces œuvres nous représentent une certaine réalité.
Il y a-t-il un engouement pour la littérature francophone minoritaire et a-t-elle une place au Canada selon vous?
C’est une question assez complexe, surtout récemment. Avec la direction du CRCCF, je me suis beaucoup éloignée des études littéraires pour m’intéresser à la recherche en français, à la francophonie minoritaire au Canada, à ses conditions d’existence, ainsi qu’aux enjeux et défis que les chercheurs francophones doivent relever.
Mon bilan n’est pas très positif, particulièrement pour le domaine littéraire.
Qu’en est-il de la situation des maisons d’édition au pays et particulièrement en Ontario?
Nous avons de moins en moins de maisons d’édition francophones en Ontario. En Acadie, depuis la fermeture des Éditions d’Acadie en 2000, la situation est assez stable avec les Éditions Perce-Neige. Au Manitoba et dans l’Ouest, c’est stable avec Les Éditions du Blé et ou encore les Éditions de la Nouvelle Plume, une petite maison d’édition en Saskatchewan qui ne publie pas beaucoup. Mais en Ontario, nous sommes passés de six maisons d’édition à seulement quatre. Les Éditions L’Interligne ont décidé il y a deux ou trois ans de ne publier que six livres par an au lieu de douze.
Les Éditions David ont décidé de ne plus publier de poésie. Les maisons d’édition sont contraintes, en partie, par les critères des organismes subventionnaires qui imposent certaines attentes. Il est difficile de comprendre toutes les raisons derrière ces changements. Je n’ai pas encore terminé toutes mes analyses, mais par exemple, on publie plus de livres en traduction qu’avant, ce qui pourrait être lié aux subventions allouées pour la traduction littéraire.
Par ailleurs, les Éditions Prise de parole et les Éditions David publient plus d’auteurs venant d’autres régions. Cela répond à une demande, notamment depuis la fermeture des Éditions d’Acadie en 2000. À cette époque, les Éditions Prise de parole ont repris certains écrivains publiés par les Éditions d’Acadie.
Existe-t-il une relève chez les écrivains et écrivaines franco-ontariennes?
C’est là la question. Pourquoi y a-t-il moins de jeunes auteurs? Est-ce parce qu’il y a moins de place pour eux pour publier? Est-ce parce qu’ils sont moins nombreux? Est-ce parce qu’il y a moins de mentorat?
Je pense, par exemple, à l’Université Laurentienne où Robert Dickson, lorsqu’il y était professeur, était très lié aux Éditions Prise de parole. Il enseignait la création littéraire, repérait les jeunes talents et les dirigeait vers les maisons d’édition. À l’Université d’Ottawa, il y avait plusieurs professeurs qui enseignaient la création littéraire, dont Robert Yergeau, qui était également éditeur. Il repérait les talents dans ses cours de création littéraire et leur proposait de travailler ensemble pour publier un recueil de poèmes ou un roman. Malheureusement, Robert Yergeau est décédé et n’a jamais été remplacé.
À mon département, on était 26 profs quand je suis arrivée, on est plus que dix.
Il y a un déclin dans la formation. Au départ, nous étions quatre professeurs spécialisés dans la littérature franco-canadienne, y compris acadienne. Il ne reste plus que moi et je prends ma retraite le 30 juin prochain.
Depuis combien de temps observez-vous ce déclin dans la formation et le mentorat en littérature?
Je dirais vingt ans, mais ça a été pire les dix dernières années. Si vous regardez les grands chercheurs en francophonie canadienne ou en situation minoritaire ou franco-ontarienne à l’Université, soit ils sont à la retraite, soit ils sont décédés.
Vous avez publié 17 livres, 77 chapitres et participé à plus de 175 conférences, et en même temps vous avez supervisé pas moins d’une trentaine d’étudiants dans leurs thèses et projets de recherches. Quelle est la clé du mentorat selon vous?
Lorsque des étudiants viennent me voir pour envisager la supervision de leur thèse, je les informe que c’est un engagement réciproque, un contrat. Il faut qu’on se rencontre régulièrement pour éviter les confusions. Ma supervision de thèse ne se limite pas à la lecture et aux commentaires. Quand on discute, on parle de choses pratiques pour faire de la recherche, mais aussi du contexte de travail, des problèmes financiers éventuels, et de s’ils disposent d’un espace pour travailler. Je tiens à ce que mes étudiants se sentent soutenus financièrement et professionnellement, car les études peuvent être coûteuses et solitaires.
Honnêtement, écrire une thèse demande un effort, et ça peut affecter le bien-être mental des étudiants, alors c’est normal pour moi de veiller à ce que cet aspect soit pris en compte et d’offrir un soutien émotionnel. J’ai la réussite de l’étudiant à cœur.
Si vous deviez choisir une autre carrière que celle que vous avez aujourd’hui, dans quel domaine auriez-vous aimé travailler?
Au début, j’ai étudié pour travailler en bibliothèque. J’y ai travaillé pendant quelques années, notamment à la Bibliothèque de la Banque du Canada. J’ai aussi travaillé dans des bibliothèques scolaires dans l’Est ontarien et au cégep de Saint-Jérôme. J’adorais ce travail. Ensuite, je suis retournée aux études quand mon fils avait un an et ma fille deux ans. J’ai commencé mon bac avec deux jeunes enfants, ce qui n’était pas évident. Avoir travaillé en bibliothèque m’a beaucoup aidée pour mes études en lettres, alors je crois que j’aimerais bien retourner travailler en bibliothèque ou dans les archives. J’ai adoré travailler avec les archivistes au CRCCF. Si j’avais connu ce métier plus tôt, je pense que ça m’aurait beaucoup passionnée.
Comme directrice du CRCCF de l’Université d’Ottawa, quels ont été vos objectifs?
Quand je suis arrivée à la direction du CRCCF, il était question de revitaliser et de stimuler la recherche, et d’impliquer davantage les professeurs. Comme je vous l’ai dit, de nombreux collègues sont partis à la retraite, et il fallait trouver des moyens d’attirer et de motiver les nouveaux chercheurs. J’ai donc voulu agir sur plusieurs fronts, notamment en relançant les bourses de maîtrise et de doctorat pour encourager les jeunes chercheurs.
On avait peu de fonds, parce que notre budget de fonctionnement n’avait pas augmenté depuis des décennies, et nous avions même subi des coupes dans les deux dernières années. J’ai pensé miser sur les dons. Nous avons lancé des campagnes qui ont très bien fonctionné. Les gens ont été très généreux, et je les remercie du fond du cœur. Grâce à ces donateurs, nous avons pu offrir des bourses de maîtrise et de doctorat depuis que je suis directrice.
En plus, ces dons nous permettent d’embaucher des archivistes contractuels pour rattraper notre retard dans le traitement des fonds d’archives. Pour les chercheurs, j’ai mis en place de nouvelles activités de diffusion de la recherche et de mobilisation des connaissances avec des expositions de documents d’archives, etc.
Il y a bien d’autres choses, mais c’est ce qui me vient en tête (rires).
On parle beaucoup du déclin du français en Ontario. Pour vous qui évoluez dans le monde universitaire francophone, quel est votre constat?
On parle du déclin du français en Ontario depuis toujours, depuis des décennies. C’était déjà comme ça quand j’étais au secondaire. Il ne faut pas interpréter cela comme un signe de faiblesse, mais plutôt comme une preuve de notre résilience. Ça montre qu’on est intelligents et capables de s’adapter.
Je pense aussi que c’est une question de responsabilité. Ça m’inquiète un peu pour mon petit-fils. Mon fils habite à Sudbury, et mon petit-fils y a grandi. Sudbury est un milieu plus anglophone que l’Est ontarien.
Je pense qu’il faut continuer à mettre de l’avant la culture francophone et les œuvres littéraires en français. Mais c’est important d’admettre que c’est notre responsabilité à tous de lire en français, d’aller voir du théâtre en français ou des films en français. »
LES DATES-CLÉS DE LUCIE HOTTE :
Naissance à l’Hôpital Montfort, Ottawa
1996 : Obtention du doctorat en Lettres françaises, Université d’Ottawa.
2015 : Prix du meilleur livre de l’Association des professeurs de français des universités et collèges canadiens pour René Dionne et Gabrielle Poulin : œuvres et vies croisées (Éditions David).
2017 : Médaille commémorative du Sénat canadien à l’occasion du 150e anniversaire du Canada.
2018 : Prix Marguerite-Maillet de l’APLAQA, pour l’excellence en recherche.
2018 : Directrice, Centre de recherche sur les francophonies canadiennes (CRCCF), Université d’Ottawa.
2023 : Prix Paulette Gagnon de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario pour « le cheminement professionnel exemplaire d’une personne à l’endroit de la communauté francophone ».
2024 : Prix d’excellence en recherche en Francophonie dans le cadre du 91e Congrès de l’Acfas.
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario, au Canada et à l’étranger.