Mariette Carrier-Fraser, entre souvenirs et recommandations

La leader francophone Mariette Carrier-Fraser.Archives ONFR+

[LA RENCONTRE D’ONFR] 

OTTAWA – Nous avions choisi Mariette Carrier-Fraser pour la Rencontre d’ONFR de cette semaine. Une rencontre prétexte au 32anniversaire de la Loi sur les services en français ce dimanche, ou encore le 20e anniversaire de la création des conseils scolaires cette année. Compte tenu des événements de jeudi, fallait-il reporter l’entrevue? Mariette Carrier-Fraser nous le proposera elle-même. L’échange se fait finalement, mais un sujet domine particulièrement. Celui des compressions aux services en français de Doug Ford.

« Nous sommes quelques heures après les deux annonces majeures, celle de l’annulation du projet de l’Université de l’Ontario français et celle de la suppression du Commissariat aux services en français. Quelles ont été vos premières réactions en apprenant ces nouvelles?

C’est une décision désastreuse de la part du gouvernement. C’est toujours ce que l’on fait, on avance de trois pas, et on recule de deux, parce qu’il y a toujours quelqu’un qui prend des décisions auxquelles on ne s’attend pas!

Est-ce que l’on avait trop pris les choses pour acquis?

Peut-être car les gens sentaient de la coopération de la part du précédent gouvernement, mais il ne faut jamais oublier que les gouvernements, c’est temporaire. On ne peut jamais mettre tous nos œufs dans le même panier, parce qu’on se ramasse avec des déceptions parfois. Ces annonces sont surprenantes dans la manière dont elles ont été annoncées, mais pas surprenantes de la part de ce gouvernement.

Les conseils scolaires bénéficient eux d’une meilleure protection juridique. En tant qu’ancienne sous-ministre adjointe responsable de l’éducation en langue française au ministère de l’Éducation, vous avez participé à leur mise sur pied. Comment jugez-vous leur évolution?

Ils sont de plus en plus solides! Si on regarde les résultats des tests provinciaux, nos jeunes dans les écoles francophones se portent bien. Il y a des choses qui ont peut-être besoin d’être améliorées, comme la coopération inter-conseils. Nous sommes trop petits, il faut une compétition mais saine pour mieux coopérer. Entre les publics et les catholiques, pourquoi ne pas mieux partager les ressources, ça ne nuirait à personne et profiterait aux élèves.

Revenons sur votre parcours commencé comme enseignante en 1961 dans la région de Hearst jusqu’au ministère de l’Éducation. Comment en êtes-vous arrivée là?

J’ai gradué de mon école secondaire à seize ans, alors je me suis dirigée vers l’École normale de l’Université d’Ottawa où je suis restée un an, et après je suis allée enseigner dans mon coin de pays à Hearst. L’école était à cinq minutes de marche de chez moi!

Un peu après, je suis allée dans le Sud de l’Ontario à Kitchener-Waterloo où j’ai obtenu mon brevet pour enseigner dans les écoles anglaises, parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’écoles de langue française. Je me suis rendue compte alors que je perdais mon français. Mon mari était anglophone et refusait que l’on parle français à la maison. Je me suis rendue compte que ma fille aînée était en train de grandir comme anglophone. Elle ne pouvait même pas parler à mes parents car ils n’avaient jamais appris l’anglais! C’est à ce moment là que je me suis embarquée vraiment!

Est-ce que le fait de venir de Hearst où les francophones sont majoritaires a forgé en vous cet engagement?

Je prenais pour acquis que tout le monde était francophone. Je n’avais même pas conscience d’être minoritaire. Je pensais que partout où j’irais en Ontario, je pourrais vivre en français. Quand je suis arrivée pour la première fois à Ottawa, j’ai compris qu’il n’y avait pas tous les services en français, qu’on ne pouvait pas toujours parler français. Je parlais à peine l’anglais. À Hearst, nous n’avions pas le besoin d’anglais. Dans le Sud de l’Ontario, ce n’était pas évident de vivre avec mes filles. Je me suis fait dire régulièrement Speak white, même avec mes filles. Mes filles me demandaient ce que ça voulait dire…

Vous avez travaillé pour les trois partis principaux à titre de sous-ministre adjointe à l’Éducation de 1983 à 1997. Est-ce qu’il y’a un gouvernement qui a fait plus que les autres pour les francophones?

J’ai commencé à titre de sous-ministre adjointe en 1983 à l’époque du premier ministre progressiste-conservateur Bill Davis, soit un an après la mise en place de la Charte canadienne des droits et libertés. On commençait à voir les premiers changements… Les gens me posent souvent cette question, à savoir quel premier ministre j’ai préféré. Ils avaient tous leurs qualités et leurs défauts, mais je n’ai jamais senti de l’intérieur qu’il y’en avait un qui était contre les francophones.

Vous avez aussi connu Mike Harris, dont le bilan reste entaché par la crise de Montfort. En même temps, c’est sous son règne que les conseils scolaires francophones sont devenus autonomes. Quels souvenirs gardez-vous de lui?

Je travaillais surtout avec Noble Villeneuve qui était le ministre délégué aux Affaires francophones à cette époque-là. Les choses avançaient bien. J’avais le contrôle sur beaucoup de choses.

Bill Davis ou encore Mike Harris étaient par exemple différents de Doug Ford?

Si je prends Bill Davis, oui, déjà à cause de l’expérience. Je ne sais pas si Doug Ford aurait été élu à ce moment-là. Les deux étaient probablement différents de Doug Ford. Si on regarde partout à travers le monde, il y a un mouvement vers l’extrême-droite, si on veut. On appelle cela le populisme, même si je dis toujours que ce sont des gens qui ont été élus dictateurs.

J’ai l’impression que Doug Ford n’écoute personne, hormis certains de ses ministres. Ce sont un peu des décisions à la Trump. On prend des décisions et seulement après, on en analyse l’impact.

Vous aviez vécu la crise de Montfort en 1997. Peut-on voir des parallèles entre les annonces de jeudi et la décision de fermer l’Hôpital Montfort?

(Silence). Possiblement. On dirait qu’à chaque fois, les gouvernements ne réfléchissent pas. J’ai l’impression qu’ils ont fait la même chose avec l’Université de l’Ontario français et le bureau du commissaire aux services en français. Mais la décision sur le commissaire, c’est un désastre! Tu ne peux pas éliminer le chien de garde qui protège les droits des francophones! Il ne fait pas que répondre à des plaintes! Le poste est beaucoup plus grand que de traiter des plaintes!

Vers qui les francophones vont pouvoir se tourner maintenant si les services ne sont pas adéquats? À l’Ombudsman de l’Ontario? Je ne sais même pas jusqu’à quel point elle est évidente pour moi cette personne-là!

Est-ce que vous pensez que Doug Ford va s’arrêter là?

Non! Je pense que ce n’est qu’un début! Je ne sais pas s’il va faire autre chose qui va affecter le sort des francophones, mais il y a certainement d’autres décisions qui nous attendent au prochain budget. Quand il nous dit qu’on est passé d’un déficit budgétaire de 15 milliards de dollars, à 14,5 milliards, ce n’est pas vargeux comme on dit en bon français!

Quel est votre point de vue sur l’influence de la ministre déléguée aux Affaires francophones, Caroline Mulroney?

Je l’ai rencontrée en septembre. Je la trouvais bien intentionnée. Elle reconnaît elle-même qu’elle ne connaît pas tellement bien la francophonie ontarienne, mais elle avait par exemple gardé son comité aviseur pour mieux connaître les francophones de l’Ontario. Mais à savoir, jusqu’à quel point Doug Ford écoute les gens dans son cabinet, ça c’est une autre histoire!

Lorsque vous étiez sous-ministre adjointe, comment ça se passait pour faire avancer les dossiers?

Moi, dans tous les cas, j’avais une relation avec le premier ministre, que ce soit David Peterson ou Bob Rae. Souvent, c’est moi qui allais au conseil des ministres présenter les dossiers francophones. Cependant, je ne me sentais jamais menacée dans mon poste. J’essayais de leur présenter comment je percevais la réalité. Ils avaient quand même tendance à m’écouter.

Vous avez été présidente de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) de 2006 à 2010. On a vu la frustration terrible de l’actuel président, Carol Jolin, après les annonces, jeudi dernier. Que feriez-vous à sa place aujourd’hui, si vous aviez à faire face à ce gouvernement?

Je lui ai envoyé un message sur Facebook en lui disant de ne pas se laisser abattre et que s’il voulait me parler, il pouvait me rejoindre. Je comprends sa déception, mais moi, je m’attends toujours de la part de n’importe quoi de la part de n’importe qui au gouvernement. Ils sont élus pour quatre ans, ils veulent laisser leur marque! Carol Jolin doit être sûr de ce qu’il veut faire avant d’aller un peu plus loin! »


LES DATES-CLÉS DE MARIETTE CARRIER-FRASER

1943 : Naissance à Jogues (près de Hearst)

1961 : Débute sa carrière d’enseignante à l’élémentaire

1983 : Devient sous-ministre adjointe responsable de l’éducation en langue française au ministère de l’Éducation.

1997 : Prend sa retraite

2006 : Devient présidente de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (poste occupée jusqu’en 2010)

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.