« Mettre les accents… là où il le faut! » 30 ans après la bataille de l’accent d’Orléans
Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.
[CHRONIQUE]
« Mettre les accents… là où il le faut! » Le refrain est bien connu en Ontario français. 30 ans après la fin de cette lutte franco-ontarienne historique, retour dans cette chronique sur la célèbre bataille de l’accent d’Orléans.
Orléans, à l’origine d’un nom
Orléans est fondé en 1860, au moment où la paroisse catholique Saint-Joseph est créée et qu’un bureau de poste ouvre ses portes. Le village agricole est en tout point typiquement canadien-français. Ses pionniers proviennent pour la plupart de la rive sud de Montréal. Avec le temps, le nom Orléans finit par s’imposer, même si l’origine du nom demeure inconnue avec certitude. Des légendes urbaines tenaces font croire que le nom proviendrait du premier curé de la paroisse, supposément originaire d’Orléans, en France, ou encore de la ville natale de l’épouse du pionnier Luc Major, qui a dessiné le premier plan en 1858 du village en devenir. Si le premier curé de la paroisse, Alphonse-Marius Chaîne était effectivement Français, il était originaire de la région des Hautes-Alpes, donc loin d’Orléans. Quant à l’épouse de Luc Major, Émilie Masson, la généalogiste franco-ontarienne Suzanne Labelle-Martin déboulonne le mythe dans son livre sur l’histoire d’Orléans, publié en 1984 grâce à ses recherches. Émilie Masson était plutôt originaire de Ste-Martine, sur la rive nord de Montréal. Donc encore plus loin d’Orléans, France…
Une troisième hypothèse sur l’origine du nom Orléans serait que le premier maître poste du village, Jean-Théodore Besserer, aurait donné le nom d’Orléans au village en honneur de ses ancêtres allemands qui ont immigrés à l’Île d’Orléans, près de Québec, au XVIIe siècle. C’est une hypothèse plausible, certains villages en Ontario ont été nommés par le premier maître-poste. Quoi qu’il en soit, c’est l’hypothèse la plus crédible et le nom d’Orléans a fini pour perdurer dans le temps, malgré son origine incertaine.
Urbanisation
Le village d’Orléans, situé à une vingtaine de kilomètres à l’Est d’Ottawa, subit peu de changements jusqu’aux années 1970, et surtout 1980. À ce moment-là, le village rural et agricole majoritairement francophone est urbanisé à la vitesse grand V, avec la construction massive de domiciles par des promoteurs immobiliers. Orléans devient un lieu de prédiction pour les familles de la classe moyenne, pour la plupart employés de la fonction publique fédérale, qui souhaitent y acheter une maison et y fonder une famille. Le changement est rapide et drastique. La population triple. En l’espace de quelques années, les francophones passent de majoritaires à minoritaires.
La bataille de l’accent
En 1982, le conseiller municipal de la ville de Gloucester, le Franco-Ontarien Eugène Bellemare, lance à des fonctionnaires du ministère des Transports et des Communications de l’Ontario que « mes concitoyens d’Orléans ne cessent de mettre un accent sur vos panneaux et vous ne vous corrigez pas ».
Deux ans plus tard, son collègue conseiller, le Franco-Ontarien Royal Galipeau, s’interroge sur l’absence d’accent aigu sur le nom d’Orléans dans les documents de la municipalité. Une querelle s’ensuit entre les conseillers franco-ontariens et les conseillers anglophones, qui estiment que s’interroger là-dessus est une perte de temps et que le nom devrait continuer à s’écrire sans accent.
La bataille de l’accent pour Orléans est alors bien entamée. Pendant les années 1980, c’est à coup de lettres et de pressions auprès des élus que les francophones réclament à la province de l’Ontario que le nom d’Orléans prenne officiellement un accent aigu, en reconnaissance de son passé francophone, de son histoire et de son patrimoine culturel. Certains militants franco-ontariens n’attendront pas et ajouteront, à l’aide de peinture, un accent sur les panneaux routiers. L’image est passée à l’histoire.
À la demande du député provincial de Prescott-Russell, le Franco-Ontarien Jean Poirier, la Commission de toponymie de l’Ontario est chargée d’étudier la question de ce dossier assez inhabituel et controversé. Sa décision, rendue en 1989, est qu’à la lumière de ses consultations, Orléans ne doit pas prendre d’accent, l’usage d’Orleans étant assez répandu et que de toute façon, la majorité des résidents d’Orléans sont dorénavant anglophones. La décision est très mal accueillie du côté francophone, qui y voit là un affront.
Les francophones d’Orléans se tournent donc vers les municipalités de Gloucester et de Cumberland afin de faire des résolutions réclamant le retour de l’accent sur le nom Orléans. Le territoire d’Orléans (qui n’est pas une ville) se trouve à cheval sur ces deux municipalités.
La bataille de l’accent retient l’attention médiatique et culturelle. Le compositeur Paul Demers s’en inspire lorsqu’il compose la chanson Notre place. La référence est explicite dans le refrain : « Mettre les accents… là où il le faut! » Comble, Demers mentionne même Orléans dans sa chanson.
Cette chanson (reconnue en 2017 par le gouvernement de l’Ontario comme l’hymne officiel provincial des Franco-Ontariens) est chantée pour la première fois à Toronto en 1989.
Les municipalités de Gloucester et de Cumberland adoptent coup sur coup l’année suivante des résolutions pour que le nom Orléans avec un accent soit reconnu. La Commission de toponymie de l’Ontario l’accepte.
Une seconde résolution… ou mettre les points sur les i
Alors qu’on pensait le débat clos, les panneaux de signalisation, les cartes routières et autres documents gouvernementaux continuent d’aborder « Orleans », malgré les résolutions municipales.
À la Commission de toponymie de l’Ontario, on se défend en expliquant que les résolutions de 1990 font en sorte qu’Orléans est une forme acceptée d’orthographe, mais qu’Orleans continue de l’être aussi aux yeux de la province.
Afin d’y remédier et pour respecter le souhait initial des Franco-Ontariens, Cumberland et Gloucester adoptent de nouvelles résolutions en 1994, afin de demander à la Commission de toponymie de l’Ontario de reconnaître officiellement une seule orthographe pour le nom Orléans, soit celle en français, avec un accent. Bien que récalcitrante, la Commission de toponymie n’a d’autre choix que de respecter les nouvelles résolutions des municipalités. En définitive, il n’y aura donc qu’un seul nom officiel pour la localité, celui d’Orléans, avec un accent.
C’est une reconnaissance de plus de leur identité que les Franco-Ontariens obtiennent avec la bataille de l’accent victorieuse. Le fondement de cette bataille toponymique tirait sa raison d’être de l’histoire et du patrimoine. La bataille de l’accent a frappé l’imaginaire collectif et s’est hissée, chanson de Paul Demers aidant, au rang de mythe franco-ontarien moderne.
Rappelant la décision de 1994, la Société franco-ontarienne de l’histoire et du patrimoine d’Orléans veille au grain depuis 2012 pour qu’Orléans continue d’être écrit avec un accent auprès de tous.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et du Groupe Média TFO.