Oh! Canada : du théâtre documentaire pour discuter du fait français
OTTAWA – Le projet de théâtre documentaire présenté à La Nouvelle Scène Gilles Desjardins jusqu’au 7 décembre explore un sujet souvent exploité, qui mérite pourtant qu’on s’y attarde. Oh! Canada – Chapitre : L’Est du pays aborde la question du fait français, des provinces de l’Atlantique à l’Ontario en passant, bien sûr, par le Québec. Cette production du Théâtre Catapulte (en collaboration avec les Zones théâtrales du Centre national des arts) donne à la fois dans la nuance et la confrontation.
Dans cette pièce dense de plus d’une heure et 45 minutes, cinq acteurs incarnent différents archétypes de ce que peut être un francophone du Canada.
Il y a la Québécoise un peu condescendante, incarnée par Noémie F. Savoie. Il y a le francophone de l’Acadie (mais est-il Acadien lui-même, s’il ne s’appelle pas LeBlanc ou Doucet?), campé par le Néo-Brunswickois Carlo Weka.
Il y a ensuite trois francophones de l’Ontario : la militante franco-ontarienne convaincue (Danielle Le Saux-Farmer), celui qui ne voit pas le français comme un marqueur identitaire (Ziad Ek) et celle, d’origine ukrainienne, qui expliquera combien parler français est un choix (Moriana Kachmarsky).
Le public participe aux discussions, devant faire appel à ses connaissances générales, répondre à des questions sur son propre ressenti, et même élire la « pire » région de l’Est du Canada.
Un puits sans fond
Si la pièce réussit à rendre digeste le fruit de cinq ans de recherches, la première moitié fait plus penser à une conférence qu’à une œuvre théâtrale, présentant un grand nombre de statistiques. La représentation à laquelle ONFR a assisté s’est donnée devant un public adolescent, qui répondait peu aux références censées interpeler les spectateurs. Nul doute que cet aspect sera différent dès mercredi soir, devant un public adulte et probablement plus militant.
En ce sens, le personnage de Ziad Ek est venu sauver la mise en offrant une vision du fait français souvent exprimée par la plus jeune génération. C’est aussi lui qui changera l’ambiance pour livrer son plaidoyer sur un ton surprenant dont nous ne divulgâcherons pas la nature ici.
En entrevue avec ONFR, Danielle Le Saux-Farmer, qui a aussi co-écrit la pièce (avec Noémie F. Savoie) et l’a mise en scène, convient que certains moments sont plus lourds. Après cette toute première représentation devant public, des détails seront encore changés pour s’adapter aux spectateurs. D’autant plus qu’après Ottawa, la pièce sera présentée à Montréal et à Rimouski, des publics aux sensibilités totalement différentes.
« Noémie et moi, comme co-autrices, on a eu beaucoup de questionnements (…) On sait que c’est un spectacle qui s’adresse aux Québécois, parce que ça va leur faire réaliser des choses. »
Elle explique se demander si l’œuvre s’adresse « suffisamment à un public hors Québec », qui n’a pas besoin de se faire expliquer les bases de la francophonie minoritaire. Déjà, tout un pan de la recherche, qui touchait par exemple l’Île-du-Prince-Édouard ou la Nouvelle-Écosse, a dû être écarté, et l’aspect des cultures et langues autochtones n’est que brièvement mentionné.
« Faire de la création théâtrale, c’est faire des choix (…) On est au théâtre, pas dans un cours d’université »— Danielle Le Saux-FarmerNéanmoins, il est clair qu’un public militant franco-ontarien y trouvera son compte, que ce soit en poussant sa réflexion ou simplement en voyant sa réalité représentée.
Le spectacle mêle l’humour et l’émotion, les débats sont parfaitement incarnés et les conflits mettent en lumière de solides arguments de tous les côtés.
On pensera à l’explication du Québec, qui s’est dissocié des communautés francophones minoritaires dans des causes devant la Cour suprême, pour ne pas créer de précédent où les compétences des provinces seraient remises en question.
« Constater l’impasse de la solidarité, pour moi, c’est la chose qui résonnait le plus avec nos recherches », affirme Danielle Le Saux-Farmer.
Qui est francophone?
Même si la définition tend à s’ouvrir depuis la modernisation de la Loi sur les langues officielles, Statistique Canada considère pour l’instant comme francophone une personne qui déclare le français comme principale langue parlée à la maison.
Ce critère est désuet, ne tient pas compte du nombre de couples exogames et prend même racine dans une certaine xénophobie, affirme Danielle Le Saux-Farmer à ONFR. « C’est complètement faux de penser qu’un locuteur du français, qui œuvre en français dans la sphère publique, qui travaille en français, qui vit en français avec ses amis, mais qui parle mandarin, espagnol ou créole à la maison (n’est pas un francophone.) »
La pièce insiste d’ailleurs sur la richesse de l’immigration. Au 21e siècle, la survie du français au Canada ne passera (heureusement) plus par une revanche des berceaux.
Selon l’autrice et metteuse en scène, le discours qui insinue que l’immigration contribue au déclin du français « répond à d’autres critères politiques que celui de la protection de la langue. »
La pièce exprime bien que l’enjeu identitaire est vécu différemment selon notre origine. L’identité franco-ontarienne serait plus « inclusive » simplement parce que « ça prend de l’immigration francophone hors Québec pour survivre. »
Alors que les Québécois vivent encore en majorité linguistique, les Acadiens rattachent souvent leur identité à des lignées familiales historiques et au traumatisme intergénérationnel de la déportation de 1755. Dans la pièce, Carlo Weka raconte y chercher sa place, lui qui est né et a grandi dans la culture acadienne, mais avec un autre héritage génétique.
Des discussions continues
Avec plusieurs angles abordés, dont l’insécurité linguistique, les transfuges identitaires et la désolidarisation, nul doute que la discussion se poursuivra à l’école et à la maison. La discussion d’après spectacle, qui incluait l’équipe de Oh! Canada, les élèves dans la salle et leurs enseignants, apportait déjà son lot de réflexions supplémentaires, certains ayant manifestement été ébranlés dans leurs certitudes.
Au-delà de cet aspect, le sujet en lui-même continue d’évoluer. Dans la pièce, on présente plusieurs montages vidéo, des archives venant appuyer le propos, mais aussi des extraits beaucoup plus récents, comme l’annonce du premier ministre Justin Trudeau des changements de cible en immigration, le mois dernier.
Depuis la régie, Moriana Kachmarsky incarne cet aspect en interrompant les présentations de ses collègues pour apporter certains correctifs.
Reste que le débat sur l’identité francophone, particulièrement émotif, garde ses grandes lignes de génération en génération. « La comparaison au Québec et le fait de se sentir invisibles à l’oeil des Québécois, c’est une blessure qui est encore vive », admet Danielle Le Saux-Farmer.
Ce premier chapitre de Oh! Canada aborde quelques pistes de solutions : redonner du pouvoir aux municipalités, déconstruire des mythes et valoriser le bilinguisme.
« Si on lâche un peu la question identitaire, d’appartenance, et qu’on continue à comprendre que le bilinguisme français-anglais et l’acquisition du français au Canada, c’est un plus, ils (les jeunes) vont continuer à vouloir (parler français) », conclut la comédienne, elle-même issue d’une famille exogame.
Oh! Canada – Chapitre 1 : L’Est du pays est présentée jusqu’au 7 décembre à La Nouvelle Scène Gilles Desjardins d’Ottawa. Une discussion avec les artistes aura lieu après la représentation du 6 décembre.
Le théâtre Catapulte ira ensuite présenter sa création à Montréal et Rimouski. D’autres villes et d’autres chapitres pourraient suivre.