Ottawa a-t-il discrètement retiré des droits aux minorités francophones?
OTTAWA – Quelques mois avant les élections d’automne 2021, le gouvernement fédéral a, dans le plus grand silence, modifié une politique affectant les francophones en milieu minoritaire, notamment à propos des conseils scolaires du pays.
C’est une politique du Conseil du Trésor entrée officiellement en vigueur en mai 2021 concernant l’aliénation des biens immobiliers fédéraux. Il s’agit ici de la vente de terrains et de bâtiments appartenant aux gouvernements fédéraux. Ottawa possède des terrains et bâtiments et la politique guide le gouvernement dans la vente de ceux-ci. Par exemple, ils doivent être vendus en premier lieu à des sociétés d’État ou encore aux Premières Nations.
L’ancienne politique du Conseil du Trésor stipulait qu’en vendant des biens immobiliers excédentaires, le fédéral devait « tenir compte des intérêts des collectivités, incluant les communautés en situation de langue officielle minoritaire ».
Dans sa nouvelle politique, le gouvernement n’a qu’à « avisé » les minorités francophones de l’intention de disposer des biens immobiliers.
La politique n’avait pourtant pas un objectif de réduction des pouvoirs. Les modifications apportées ont renforcé les conditions et exigences lorsque cela implique les communautés autochtones. Parmi les ajouts, on note « le respect des traités et autres ententes entre l’État et les peuples autochtones », la possibilité de posséder et de cogérer des biens immobiliers et aussi une obligation légale de consulter les groupes autochtones.
Une régression pour les francophones?
Le Conseil du Trésor se défend assurant que son règlement va plus loin que le précédent et qu’il oblige un ministère « à entreprendre une communication directe avec les communautés de langue officielle en situation minoritaire avant la disposition de biens ».
Des conseils scolaires francophones craignent que le Conseil du Trésor se déresponsabilise en agissant de la sorte. Est-ce que les francophones ont perdu des droits ou des privilèges? La directive laisse place à trop d’interprétation, estiment deux experts juridiques.
« La nuance est très grise entre les deux. Si on avise et que les communautés apportent des arguments, le gouvernement doit en prendre, compte. C’est flou, mais j’aurais peut-être même tendance à dire qu’aviser va donner plus de pouvoirs aux communautés », affirme l’avocat spécialiste des questions linguistiques, Michel Doucet.
Le professeur en droit de l’Université de Moncton Érik Labelle Eastaugh abonde dans le même sens, mais indique que le fait d’enlever la prise en considération des communautés francophones représente une « lacune », selon lui. Il existe une trop grande place à l’interprétation, ajoute-t-il, lui aussi.
« Le fait qu’il faut donner un préavis, ça, c’est positif, mais en revanche, ça pourrait avoir pour effet de porter les fonctionnaires qui appliquent cette politique-là à croire que tout ce qu’ils ont à faire est de donner un préavis et que ça finit là. Qu’ils n’ont aucune obligation ensuite d’être ouvert à tenir compte des intérêts des communautés francophones lorsqu’ils vont prendre leur décision », relève-t-il.
Une Loi qui ne garantit rien
Les propriétés fédérales sont souvent moins coûteuses qu’au privé et elles sont attrayantes pour les conseils scolaires de langue française, souvent moins riches que leurs confrères anglophones en raison d’effectifs plus réduits, souligne Isabelle Girard. Cette dernière est la directrice de l’Association des conseils scolaires des écoles publiques de l’Ontario qui souligne que le fédéral prive les écoles d’un « outil additionnel » pour assurer l’éducation en français hors Québec.
« En milieu rural, on n’a pas d’écoles où on voudrait en avoir et dans les grands centres on a des écoles qui débordent… Quand on construit une école, on arrive très rapidement à un taux d’occupation de près de 100 %. Si nos écoles sont pleines, en tant que parent, je vais peut-être choisir d’aller dans une école anglophone où le taux d’occupation est moins élevé », donne-t-elle en exemple.
Les conseils scolaires demandent au gouvernement d’obliger dans C-13 le devoir de consulter les communautés francophones avant avant de vendre un bien immobilier, ce qui n’est pas le cas actuellement.
« En ce moment, c’est juste une directive. Si c’est inséré dans la Loi, on ne sera plus dépendant d’éléments extérieurs comme des fonctionnaires qui ne seraient pas au courant des règles », énonce Isabelle Girard.
Pour les deux experts juridiques, une des solutions est de renforcer la partie VII de la Loi sur les langues officielles qui définit les obligations et le rôle des institutions fédérales pour favoriser le développement et l’épanouissement des minorités linguistiques.
« Si la Loi est claire, elle a préséance sur n’importe quelle politique ou règlement. À ce moment-là, les institutions auront le message clair du législateur de ce qu’ils doivent faire pour s’assurer de tenir compte des besoins particuliers des communautés », explique Michel Doucet.
Le gouvernement affirme son contraire
Pourtant, dans son dernier Plan d’action – un document qui guide les pratiques du gouvernement en matière de Langues durant cinq ans –, Ottawa mentionnait comme « prioritaires que les besoins des communautés de langue officielle en situation minoritaire soient pris en considération dans l’utilisation des terrains fédéraux ».
En décembre, la présidente du Conseil du Trésor, Mona Fortier, en comité parlementaire indiquait que le changement effectué dans la nouvelle politique devait être revu et examiné, mais refusait de dire s’il serait changé.
« Les communautés de langue officielle en situation minoritaire ont été consultées. J’ai tout de même demandé au ministère d’examiner à nouveau ce changement, qui a été apporté dans la foulée », affirmait-elle.