Professeure suspendue à l’U d’O : des Noirs francophones demandent une meilleure compréhension
OTTAWA – La controverse se poursuit à l’Université d’Ottawa après la suspension d’une professeure pour avoir utilisé le mot « mot-n ». Des Noirs francophones de l’Ontario exigent plus d’ouverture de la part du monde académique.
La question a surgi depuis que Verushka Lieutenant-Duval a été suspendue par l’administration, suite à une plainte d’une étudiante, pour avoir utilisé le terme en entier dans un cours. La professeure faisait mention de la façon dont la communauté noire afro-américaine s’était réappropriée le terme n***e pour dresser un parallèle avec l’utilisation par la communauté gaie du mot « queer », à l’origine une insulte.
Les excuses de la professeure avaient été jugées insuffisantes, les étudiants dénonçant l’utilisation d’un mot « raciste » par une professeure blanche.
En réaction à la suspension de Mme Verushka Lieutenant-Duval, plus d’une trentaine de professeurs de l’établissement postsecondaire ont cosigné une lettre, vendredi, défendant Mme Lieutenant-Duval et l’importance de conserver leur liberté académique pour traiter de sujets complexes et parfois difficiles.
« L’université est justement le lieu pour réfléchir à cette réalité, pour l’historiciser, pour s’affranchir scientifiquement de la tyrannie, tant des majorités que du présentéisme », écrivaient-ils.
Pour le militant de la communauté noire d’Ottawa, Jean-Marie Vianney, les récents événements comme l’assassinat de Georges Floyd doivent faire changer la vision des choses.
« C’est une professeure, alors c’est une personne dans une position de leadership qui forme l’avenir et la jeunesse. À sa place, je me poserais la question : est-ce qu’en utilisant ce mot, j’aide à participer ou à envenimer le dialogue interracial dans le contexte académique? Est-ce que ça vaut vraiment la peine quand on peut utiliser ce mot différemment dans un contexte académique sans nécessairement tourner le couteau dans la plaie? »
Pour Rachel Décoste, une conférencière et sociologue d’Orléans très impliquée dans les causes sociales, une utilisation plus judicieuse du mot aurait dû primer dans cette situation.
« Dans une université aussi prestigieuse que l’Université d’Ottawa, il me semble que les professeurs auraient suffisamment de jugement pour éviter d’avoir recours à un terme profondément insultant et régressif pour toutes les populations noires. »
De son côté Buuma Maisha, assistant-professeur à l’Université Saint-Paul et président de la Communauté Congolaise du Canada à Ottawa-Gatineau, dénonce en quelque sorte l’argument de la liberté académique, avancé par les professeurs dans la lettre cosignée pour utiliser ce mot-là.
« Il faut être prudent dans la façon d’aborder un sujet comme celui-là. Il faut faire attention à l’utilisation de ce mot peu importe le contexte. Il faut l’aborder humainement et en ayant en tête de quelle façon la personne ou la population est affectée par ce terme et non, le mettre dans la face de tout le monde et dire qu’au nom de la liberté académique, on devrait être libre de l’utiliser. »
Une bonne façon de l’aborder
Si certains intervenants dénoncent l’utilisation du « mot-n » de la part de Verushka Lieutenant-Duval, d’autres approuvent la façon dont la professeure a tenté de rectifier le tir par la suite en proposant une réflexion.
« J’aime la façon dont la professeure a désiré aborder la situation, car elle a au moins tenu compte de comment elle aurait pu choquer des étudiants. Quand j’ai vu les courriels de Mme Duval, elle était convaincante. Pour moi, elle semblait reconnaître cette situation vécue qui a blessé les gens concernés en avouant l’admission d’une erreur. L’intention n’était pas de blesser, mais plutôt d’amener une réflexion académique », croit Buuma Maisha.
Dans leur lettre, les professeurs dénoncent notamment le fait que les débats dans la salle de classe ne peuvent devenir un lieu libéré du poids de l’histoire, des idées et de leurs représentations. Est-ce encore possible de débattre de sujets chauds comme celui-ci, se demandent certains?
« Pour moi, oui, je pense que l’ouverture au débat est importante », indique Julie Lutete, la présidente de la Coalition des Noirs Francophones de l’Ontario.
« Pour moi, c’est possible, le point que l’étudiante a soulevé, que la communauté blanche n’est pas supposée citer ou débattre sur le mot, c’est là qu’il y a un problème. Je pense qu’en tenant en compte la sensibilité de la communauté, la réflexion sur la question peut fonctionner. »
Lundi matin, le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, est sortie de son silence, estimant que si l’utilisation du « mot-n » « fait partie de la liberté académique » de la professeure en question, l’enjeu du respect des minorités raciales était primordiale.
« On ne doit pas se surprendre que plusieurs étudiants n’aient tout simplement pas envie, surtout dans la lancée du mouvement Black Lives Matter, d’avoir encore une fois à se justifier pour que leur droit à la dignité soit respecté », a affirmé le recteur.
Des victimes oubliées
Dans tout ce brouhaha qui a suivi les événements, M. Vianney croit que les victimes ont été oubliées dans cette histoire.
« C’est un peu comme dans une situation où une femme dit qu’elle s’est fait agresser sexuellement. Qu’est-ce qu’on fait dans une situation comme ça? Bien, il faut écouter les victimes, ils ont le droit à la parole et leur demander qu’est-ce qui vous a fait mal et pourquoi ça vous a fait mal? Il aurait fallu beaucoup plus écouter les gens qui se plaignent. On a vu l’exemple avec le black face de Justin Trudeau, il s’est excusé et ça lui a permis d’ouvrir un dialogue. »
Certains s’expliquent mal la prise de position des professeurs dans leur lettre publiée dans divers médias, jugeant un manque de compassions de leur part.
« Ils valorisent plus les paroles racistes que l’humanité des étudiants dans la salle de classe. C’est plus important pour eux de dire des paroles racistes que de respecter des gens qui ne me ressemblent pas, car ils sont d’une autre race. C’est dommage. Il va falloir faire un choix. On n’est plus en 1970. On n’est plus 99 % blanc. On regorge de diversité à l’Université d’Ottawa », fait valoir Rachel Décoste.
Plusieurs dénoncent les commentaires dans la lettre des professeurs qui jugent que certains termes sont acceptables « même s’ils heurtent les susceptibilités ».
« Doit-on rappeler à ces intellectuels qu’il ne s’agit pas de froisser l’amour-propre de certains individus? La susceptibilité n’a rien à voir avec l’outrage perpétuel que les personnes de race noire subissent en entendant ce mot encore aujourd’hui dans la bouche des suprémacistes outrés par le mouvement Black Lives Matter », écrit, de son côté, l’écrivain torontois Didier Leclair.