Quand l’Inde redessine le visage du Nord de l’Ontario
Comme tous les matins, Kanwaljit Kaur Bains suit le même rituel en pénétrant le temple. Elle allume les lampes, retire ses chaussures, se lave les mains, couvre le haut de ses cheveux et prépare des boissons et autres pâtisseries pour les nombreux fidèles qui s’apprêtent à la rejoindre dans la journée.
Des chants religieux sikhs résonnent dans ce lieu saint d’où s’échappent de subtils parfums épicés. Pourtant, nous ne sommes pas en Inde, mais à Timmins, dans le Nord de l’Ontario, en plein cœur de l’hiver.
Déjà, de premiers jeunes se dirigent vers la salle de prières pour se recueillir devant l’autel sur lequel sont disposés des sabres, des fleurs et des nappes aux couleurs vibrantes.
« En général, la première chose que font les étudiants qui quittent l’Inde pour des études dans n’importe quel pays est de chercher le temple le plus proche, car ils savent automatiquement qu’ils s’y sentiront chez eux, et pourront y trouver de l’aide », note Kanwaljit Kaur Bains.
Daisy Bains, de son surnom, les connaît tous personnellement depuis qu’elle a cofondé le premier temple sikh de Timmins en décembre 2021. Quelques mois plus tôt, la femme d’affaires avait décidé de quitter le sud de la province pour poser ses valises dans le Nord ontarien.
Elle a vécu de près l’afflux de personnes de l’Inde à Timmins, dont un grand nombre étudient non loin d’ici, au Collège Northern. Elle se rappelle de l’été 2023, où plus de 1600 étudiants de l’Inde sont venus s’installer dans la ville.
Propriétaire de l’immeuble dans lequel se trouve le temple, celle-ci a utilisé l’étage supérieur pour accueillir les nombreux étudiants qui n’ont pas pu trouver de logement à leur arrivée.
À l’étage, Daisy nous fait découvrir six chambres, toujours occupées, mais aussi une cuisine communautaire et un salon occupant une grande part de l’espace. Au sous-sol, on trouve des matériaux et matelas supplémentaires, transportés du Sud de l’Ontario où il est plus facile de s’approvisionner, selon Daisy.
Des logements de fortune, mais très utiles pour de jeunes nouveaux arrivants qui font face à une crise du logement. « Tout le monde peut dormir gratuitement dans notre refuge. Il n’y a pas besoin d’être indien ni sikh, du moment qu’on n’y consomme pas d’alcool ou de drogue. »
Recrutement massif des collèges
Les inscriptions des Indiens dans les universités canadiennes sont passées de 2 181 en 2000 à 128 928 en 2021, soit un bond de 5 811 %.
Si le Sud de l’Ontario reste un foyer d’accueil toujours très important du bassin des immigrants de l’Inde, le Nord semble être un nouveau lieu d’établissement de choix, surtout pour les étudiants.
De plus en plus d’entre eux répondent à l’appel des campagnes de recrutement des collèges privés de langue anglaise dont ils constituent, aujourd’hui, la principale clientèle. À Sudbury, plus de 61 % des étudiants du Collège Cambrian étaient originaires de l’Inde en 2023.
Dans la plus petite des grandes villes du Nord, Timmins, le nombre de nouveaux permis d’études délivrés à des Indiens a évolué de 30 à 1 625 entre 2015 et 2023. Parmi eux, on compte Meher Deep, qui officie comme adjoint au granthi, gardien du temple, durant son temps libre depuis son arrivée en 2022.
Meher Deep a choisi de venir s’installer à Timmins en raison de son acceptation très rapide dans le programme de soins en santé mentale offert au Collège Northern.
Arrivé en plein hiver à seulement 20 ans, le jeune homme originaire du Pendjab a vécu deux mois au temple sikh au milieu d’une période financièrement éprouvante.
« J’ai eu du mal à trouver un emploi, car beaucoup d’autres étudiants en cherchaient au même moment », lance-t-il avant d’ajouter qu’il a fini par être embauché dans un Canadian Tire.
Malgré les embûches et le froid, il n’a pas l’intention de partir après ses études. « Je veux redonner à la communauté, et c’est un peu ce que je fais en aidant à mon tour les jeunes qui arrivent ici », termine-t-il, tout en se dirigeant vers l’autel du temple.
Les données les plus récentes concernant les nouveaux arrivants datent du recensement de 2021 mené par Statistique Canada, mais selon plusieurs observateurs, l’arrivée des personnes de l’Inde a explosé suite à la pandémie.
« De 2016 à 2021, les gens ont commencé à s’installer, en dehors des grandes villes, dans des villes avec une population moyenne », indique Athanase Barayandema, analyste principal Diversité et statistique socioculturelle chez Statistique Canada.
De son côté, Suketu Patel, ex-président de l’Association Inde-Canada Sudbury, a constaté un mouvement des immigrants indiens du Sud ontarien vers le Nord dans les dernières années.
« Le Sud est saturé, ils ont préféré venir ici après la pandémie en partie parce que quasi tout est moins cher dans le Nord. »
Timmins est la ville du Nord où les nouveaux arrivants de l’Inde sont les plus représentés parmi l’ensemble de la population immigrante. Toujours d’après les dernières données de Statistique Canada, 31 % de l’ensemble des immigrants à Timmins sont nés en Inde.
Ceux-ci incluent les nouveaux citoyens, les résidents permanents et les résidents temporaires (permis d’étude, travailleurs temporaires, réfugiés, etc.). La moyenne ontarienne, elle, est de 13,7 %.
Là pour rester?
Que ce soit à Timmins ou Sudbury, impossible de ne pas remarquer le nombre de commerces, hôtels, restaurants, dépanneurs dans lesquels un grand nombre de travailleurs sont originaires de l’Inde.
Avec le lancement du Programme d’immigration dans les communautés rurales et du Nord en 2021, de nombreuses familles de l’Inde ont choisi de s’installer dans la région.
Selon Luisa Veronis, professeure agrégée et titulaire de la Chaire de recherche sur l’immigration et les communautés franco-ontariennes à l’Université d’Ottawa, il est difficile d’imaginer que ceux-ci décident de quitter la région d’accueil.
« En général, une fois que les gens s’établissent dans les communautés plus petites, l’intégration est plus facile et il y a peu de probabilité qu’ils veuillent s’en aller », assure-t-elle.
Exode de la jeunesse, population vieillissante, pénurie d’employés : pour plusieurs intervenants, cette nouvelle main-d’œuvre est inestimable pour le Nord.
À l’hôtel de ville de Timmins, on saisit toute l’ampleur de cette réalité. « Plusieurs employeurs m’ont dit que s’il n’y avait pas cette main-d’œuvre, ils seraient obligés de fermer », explique Michelle Boileau, la mairesse de la ville.
Des villes prises au dépourvu
À quelques kilomètres du temple sikh, attentif aux mouvements de migration de sa ville, Sylvin Lacroix n’avait jamais vu autant d’arrivées sur une si petite période.
« Ça a été une surprise », glisse le directeur de l’Alliance Franco-Timmins. « Du jour au lendemain, on commençait à croiser beaucoup de personnes de l’Inde au coin de la rue. »
Celui qui est connu pour son franc-parler affirme qu’il y a eu un manque de leadership des instances décisionnelles : « Comment ça se fait qu’il n’y a pas eu de préparation, que les organismes n’aient pas été contactés pour dire qu’il y a ça qui va se passer. »
Des solutions existent, martèle-t-il le poing sur la table, comme le recours à des dizaines de maisons mobiles, pouvant comprendre plusieurs appartements.
La mairesse francophone dit être consciente des défis, surtout en matière de logement. Avant son entrée en politique municipale, Michelle Boileau travaillait pour les services d’établissement du Collège Boréal sur le campus de Timmins.
« Il y a certainement des pressions au niveau du logement, car très peu de disponibilités en ce moment, mais nous y travaillons », assure-t-elle entre deux rendez-vous à son bureau de la municipalité.
Des cas de racisme
L’autre problème, plutôt tabou, est la question de la montée du racisme envers ces nouveaux venus. Toutes les personnes interrogées ont démontré un certain inconfort devant le sujet. Bien que certains reconnaissent en avoir vu ou subi, ils n’accepteront pas d’en témoigner à visage découvert.
Sylvin Lacroix n’aura de cesse de le répéter : il en a vu sous ses yeux, plusieurs fois.
« Certains blancs ont décidé de quitter leur emploi en raison du fait que des collègues de l’Inde parlent leur langue natale », rapporte-t-il, se souvenant avoir vécu ce même genre de réaction de la part d’anglophones lorsque lui-même parlait français.
« La communauté francophone a un rôle dans l’accueil de ces gens-là aussi », considère-t-il en ajoutant que la jeune génération est plus ouverte.
« J’ai entendu des histoires, c’est sûr que ça existe toujours », lâche de son côté la mairesse Boileau qui conte que certaines personnes refusent de se faire servir par des personnes de l’Inde. Une situation exacerbée durant la pandémie, alors qu’un grand nombre d’Indiens travaillaient dans des commerces de proximité.
Néanmoins, l’élue croit qu’il y a une amélioration au niveau de l’intégration de ces arrivants, même si « on peut toujours mieux faire. Le problème, c’est qu’il y a un manque de ressources. » La Ville a notamment mené une campagne de sensibilisation antiracisme auprès des commerçants.
Des risques pour la francophonie?
Une autre question que soulèvent ces arrivées massives est celle de possibles conséquences sur le poids des francophones locaux. Comme partout ailleurs au pays, mais plus particulièrement dans le Nord, les données du recensement de 2021 ont révélé un recul du nombre de francophones.
Pour l’ensemble des personnes interrogées, si la tendance se maintient, il y a un risque de voir la proportion francophone diminuer.
« Malheureusement, je l’observe au niveau de ma vie quotidienne, malgré que l’on soit tous contents qu’il y ait des gens qui travaillent dans certains emplois », répond la mairesse franco-ontarienne.
Coordonnateur du Réseau de soutien à l’immigration francophone du Nord, Thomas Mercier ne cache pas son inquiétude. Il note, sur le terrain, que « l’Inde, le principal bassin d’émigration d’Asie, n’est pas le pays avec le plus gros taux de francophilie. »
« Ça peut avoir un impact conséquent si les collèges recrutent uniquement dans un seul pays qui n’est pas francophone et, en plus, n’offre pas d’outils pour apprendre le français une fois sur place. »
Selon lui, ce phénomène, bien qu’il soit récent, pourrait aussi avoir un impact néfaste sur les nouveaux arrivants francophones.
Il rappelle que le sous-financement des établissements postsecondaires en Ontario est directement à blâmer, puisque les collèges dépendent des frais de scolarité plus élevés des étudiants internationaux pour leur survie.
En filigrane, un autre enjeu se dessine, celui de l’atteinte des cibles pour maintenir le poids des francophones hors Québec que le gouvernement fédéral a revu à la hausse. M. Mercier explique qu’à Timmins, le Programme d’immigration dans les communautés rurales et du Nord n’a attiré que très peu de francophones, malgré les efforts de la ville.
« Tout ça fait en sorte que c’est beaucoup plus difficile d’atteindre nos cibles. »
Bilinguisme, un potentiel peu exploité
Les Indiens sont souvent présentés comme des unilingues anglophones, un raccourci inexact selon la spécialiste en immigration franco-ontarienne Luisa Veronis. Ces derniers parlent l’anglais, certes, mais aussi l’hindi, souvent, la langue de leur État et parfois même le dialecte local, ce qui pourrait faire d’eux de bons candidats au bilinguisme canadien.
Suketu Patel de l’Association Inde-Canada Sudbury estime que la communauté indienne est ouverte à apprendre le français puisque l’Inde est un pays multiculturel, à l’image du Canada.
Celui qui est installé depuis 16 ans dans la ville du nickel considère l’apport d’immigrants indiens encore trop récent pour que les ressources d’apprentissage suivent les besoins : « On trouve parfois de l’aide à la bibliothèque, mais on n’a pas accès à des ressources facilement, surtout pour que nos enfants apprennent cette langue. »
Le Collège Boréal ne compte, pour le moment, qu’une seule personne originaire de l’Inde inscrite au Cours de langue pour les immigrants au Canada dans le Nord, alors que plus d’une quarantaine suivent ce cours de français dans le Centre-Sud-Ouest.
Apprendre le français… grâce à Netflix
Si les exemples sont encore rares dans le Nord, celui de Premkumar Mohana Selvam témoigne de l’intérêt des jeunes immigrés indiens pour le français.
Fraîchement diplômé du Collège de Sault Ste. Marie et détenteur d’un permis de travail post-diplôme, le jeune homme a décidé de rester dans la ville et de consacrer toute une année à l’apprentissage de la langue de Molière.
Un choix qui pourrait surprendre quand on sait que la ville compte à peine 3 % de locuteurs francophones selon les données du recensement de 2021.
« Je voulais apprendre le français, d’abord pour faciliter les démarches d’immigration, mais j’ai rapidement oublié ça parce que je suis tombé amoureux de la langue », confie-t-il tout sourire, dans un café de la ville.
Après avoir commencé des cours de débutant à raison de deux heures par jour pendant trois mois, le timide jeune homme a appris de manière plus intensive et autodidacte sur internet.
En outre, le livre Le français pour les nuls de Véronique Mazet, des vidéos de tutorat sur YouTube et quelques cours particuliers avec une artiste francophone locale ont aussi été des ressources clés pour son voyage vers le français.
Le pouvoir de l’immersion
En seulement huit mois, Premkumar Mohana Selvam a déjà atteint le niveau intermédiaire en français, si bien qu’il travaille désormais comme coordonnateur en marketing au Centre d’éducation et de formation pour adultes, seul centre francophone d’apprentissage pour adultes à Sault Ste. Marie.
Depuis notre rencontre, le jeune homme a accumulé six mois de travail au centre : « Je suis toujours reconnaissant pour ce travail parce que mon français a connu une amélioration exponentielle. »
« Maintenant, je suis complètement immergé dans le français au travail. L’effet d’immersion de l’apprentissage des langues est fortement sous-estimé. »
Séduit par la tranquillité et les opportunités bilingues dans le Nord, il confie avoir l’intention ferme d’y rester et passer le test de connaissance de français pour obtenir plus de points pour ses démarches d’immigration.
Respect pour les peuples fondateurs
De retour à Timmins, près des livres saints disposés sur les étagères à l’entrée du temple Gurdwara, se trouve un babillard où se chevauchent des textes de prières, un certificat de reconnaissance du temple par la ville de Timmins et quelques annonces de logement.
Tout est en anglais ou en sanskrit, pas de trace de français… Pour l’instant.
Car après quelques mots prononcés en français, Daisy Bains nous apprend qu’elle souhaite, elle aussi, que des efforts soient entrepris pour aider les jeunes à se familiariser avec le français.
L’objectif : leur offrir plus de choix pour leur futur emploi dans une région avec près de 32 % de francophones.
Pour ce faire, elle compte mettre sur pied des cours de français, mais aussi de langue crie, appuyée par des personnes de la communauté. Elle dit aussi travailler sur la traduction du Guru Granth Sahib, livre saint de la religion des Sikhs.
Et pour l’entrepreneure, il s’agit aussi d’un engagement personnel puisque deux de ses trois enfants sont aujourd’hui francophones.
« C’est plus facile d’apprendre quand on est jeune, les enfants qui vont grandir ici pourront l’apprendre et le transmettre à leurs enfants. »
Journaliste : Inès Rebei
Recherche : Jacques-Normand Sauvé & Inès Rebei
Rédaction en chef : Andréanne Baribeau & Rudy Chabannes
Édimestre : Mickael Fellice
Directrice artistique : Kennedy Zielke
Photographies : Dominique Demers & Inès Rebei
Autres sources : iStock, CÉFA