Quand on aura tout dit
Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.
[CHRONIQUE]
L’autre jour, je parlais à mon fils. On discutait de progrès humain. Lui, le jeune scientifique, et moi, la littéraire sur le tard. J’insistais sur le fait que tous les livres ont été écrits et que l’humanité avançait à pas de tortue. « Mais que veux-tu dire par là? Qu’on ne peut plus écrire de livres? » m’avait-il lancé avec une pointe d’inquiétude.
J’avais envie de lui répondre par l’affirmative. Mais la mère-éducatrice en moi et l’écrivaine optimiste a lancé un « enfin, presque plus ». Oui, c’est ce « presque » qui est sorti de moi ou a glissé furtivement de ma bouche, dans un ultime effort de restaurer ma foi dans l’humanité et dans le progrès perpétuel. Encore et encore.
Quelle fut ma surprise ou ma déception, je ne saurais dire, quand quelques jours après notre brève discussion, je suis tombée par hasard sur l’un des derniers romans écrit par Simone de Beauvoir. La femme rompue. Publié en 1967, ce recueil de trois nouvelles n’a pas été très bien accueilli par la critique, disons-le majoritairement masculine, mais surtout il est venu après ses deux célèbres romans, dont Les mandarins, et donc difficile à surpasser.
Cependant, les thèmes que de Beauvoir explore dans ses nouvelles ne sont pas du tout démodés ni délavés par le passage des années. Tout à fait le contraire, je les ai trouvés pertinents, percutants et d’actualité. « Pourquoi alors écrire, quand tout a été déjà écrit », je me suis soudainement entendu dire et redire.
Dans la première nouvelle, L’âge de discrétion, Mme de Beauvoir me surprend en écrivant sur la vieillesse au féminin avec beaucoup de clarté et surtout de percussion. Une femme dans la soixantaine, en crise existentielle qui se déchaine contre son fils pour cause de « trahison ».
Plongeon fascinant dans les profondeurs du monde féminin
Cette mère qui a tout donné – amour maternel, nourriture, affection et éducation – se retrouve trahie par ce fils qui « ose » faire ses propres choix dans la vie. Confrontée à certaines critiques, l’écrivaine qualifiera ces femmes, dont elle peint si bien le portrait, d’opprimées ou prisonnières de leur propre tourmente : l’oppression de la maternité, l’attachement excessif de la femme à son partenaire dans le couple et son effacement.
Certains ont soupçonné Mme de Beauvoir d’une escapade autobiographique. Peu importe, j’ai trouvé ce plongeon dans les profondeurs du monde féminin d’une classe bourgeoise française d’une autre époque, fascinant.
Pourquoi lire ou écrire un livre d’aujourd’hui sur ces mêmes thèmes alors qu’elle l’a déjà fait avec beaucoup de force et de délicatesse. Suis-je une femme opprimée en choisissant la maternité? Suis-je une femme opprimée en choisissant de vivre en couple et de voir son partenaire sombrer dans la vieillesse, un miroir de notre propre vieillesse?
Et les enfants qui, au-delà des quelques joies et bonheurs qu’ils nous procurent, ne sont-ils pas des individus à part entière qui ne nous appartiennent guère et dont les choix et les décisions ne font que nous opprimer et pourquoi pas même nous trahir comme le décrit si bien Mme de Beauvoir dans cette nouvelle.
Dans La femme rompue, cette dernière s’attaque d’une manière plus courageuse au thème des femmes trompées par leur maris et qui graduellement sombrent dans le déni. Certains diraient que cela n’est plus le cas. Rappelons-nous Hillary Clinton, l’épouse de l’ancien président américain Bill Clinton, qui s’est tenue à côté de « son homme » au moment où il a reconnu l’avoir trompée dans le scandale de Monica Lewinsky.
Une femme aussi féministe et aussi batailleuse que Hillary Clinton qui a failli devenir présidente des États-Unis en 2016 avant de s’incliner devant Donald Trump, qui pardonne ou trouve des alibis à ce mari dont elle n’arrive pas à se séparer. Peut-on dire d’elle « une femme rompue »? N’est-ce pas une autre manière d’être dans le déni ou en n’ayant pas d’autre choix que de rester dans cette relation oppressante.
D’innombrables histoires de femmes arrachées
Mme de Beauvoir a aussi vécu dans une relation « ouverte » avec son compagnon de longue date, Jean-Paul Sartre tout en sachant qu’il accumulait les amantes. Une entente certes mais qui ne rendait pas de Beauvoir moins jalouse et manipulatrice. Était-elle alors une femme rompue sans le savoir? Le comble de l’ironie. Mais là je m’éloigne de mon sujet principal.
Pourquoi continuer à écrire quand tout a été déjà dit et si bien dit, bien avant nous? J’aurais bien voulu dire qu’on doit cesser de le faire et se consacrer peut-être juste à la lecture ou à la réflexion. Mais ce « presque », qui s’est dérobé de moi, vient me contredire.
Quelque chose en moi continue à croire qu’après La femme rompue il y a eu tellement d’autres histoires de femmes arrachées, brisées, rapaillées et même celles qui se sont mises debout pour tituber et reprendre à marcher.
« Il restera nos livres et nous écrits qui parleront à d’autres personnes et à d’autres époques »
Arrivée à un certain âge, faut-il se taire ou continuer à parler, au risque de dire des bêtises et confondre les lecteurs au lieu de les éclairer. Gaston Bachelard, n’avait-il pas dit :« Les grands savants sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde », nous rappelle Simone de Beauvoir par le biais de son personnage principal féminin dans L’âge de la discrétion. Avait-il raison? Quand est-ce que doit- on se taire et laisser la parole aux autres?
Marguerite Andersen, auteure franco-ontarienne dont j’ai écrit dans cette même rubrique, pour lui rendre hommage après qu’elle nous ait quittés, n’a pas cessé de publier jusqu’à un âge avancé. Son récit autobiographique La mauvaise mère est la preuve littéraire que nous ne devons pas nous taire.
Seule la mort nous enferme dans le silence et encore. Il restera nos livres et nous écrits qui parleront à d’autres personnes et à d’autres époques. Comme l’a si bien fait avec moi La femme rompue. Comme le feront d’autres livres de notre époque d’aujourd’hui pour les générations à venir.
Quant à mon fils, enivré par la fougue de la jeunesse et le pouvoir de la science, il rêve toujours de nouvelles découvertes. Et tant mieux pour lui.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.