Rapport Greene : les francophones de Terre-Neuve-et-Labrador espèrent éviter les tribunaux
SAINT-JEAN-DE-TERRE-NEUVE – Les francophones de Terre-Neuve-et-Labrador se demandent s’ils seront obligés de recourir aux tribunaux pour faire respecter leur droit à un enseignement de langue française dans leur province, comme le leur garantit la Constitution.
La semaine dernière, le comité consultatif chargé de revoir les dépenses de la province, a remis son rapport. Présidé par Moya Greene, une ancienne fonctionnaire fédérale, le comité a formulé de nombreuses recommandations dont certaines ont fait sursauter, notamment celle d’abolir les conseils scolaires francophone et anglophone de la province.
Cette suggestion ne plaît guère aux francophones qui y voient une autre attaque frontale contre leurs droits fondamentaux. Le directeur général de la Fédération des francophones de Terre-Neuve-et-Labrador (FFTNL), Gaël Corbineau, se serait bien passé d’une telle recommandation.
« Effectivement, c’est une mauvaise surprise. On ne pensait pas qu’en 2021 on serait encore en train de se poser la question de l’existence de nos conseils scolaires. Pour le moment, il faut remettre les choses dans leur contexte. Ce n’est pas une décision du gouvernement mais une recommandation du comité présidé par Mme Greene. Le gouvernement, lui, n’a pas encore statué, ni pris aucune décision. C’est une recommandation sur un nombre assez important de recommandations : le document fait plus de 140 pages », explique-t-il.
M. Corbineau croit qu’il n’y a pas encore lieu de s’alarmer, mais il demeure vigilant.
Un précédent dissuasif en Colombie-Britannique
« Au-delà des droits acquis dans la Charte des droits et libertés, l’article 23, il y a eu beaucoup de jurisprudences depuis qui se sont ajoutées à ça et qui font qu’ aujourd’hui, à travers le Canada, toutes les minorités linguistiques ont leurs conseils scolaires. Maintenant on fait confiance. On sait qu’on a le droit pour nous, pour défendre notre conseil scolaire francophone et on espère que le gouvernement sera sage et raisonnable de ne pas essayer de s’engager dans cette voie, de ne pas suivre cette recommandation-là. Il est évident que de notre côté, on va communiquer avec le gouvernement, pour lui faire savoir notre point de vue, et s’assurer qu’on s’entende de ce côté-là », poursuit M. Corbineau.
Car il lui semble que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador a en main beaucoup plus d’éléments qu’il ne lui en faut pour conclure qu’il ne peut pas abolir le conseil scolaire francophone.
« En plus de ça, c’est bon de rappeler que la Cour suprême du Canada, le 12 juin 2020, avait confirmé dans une cause qui concernait la Colombie-Britannique et dans laquelle notre propre gouvernement à Terre-Neuve-et-Labrador était impliqué puisqu’il soutenait le gouvernement de la Colombie-Britannique… La Cour suprême leur avait clairement répondu que des problèmes financiers ne pouvaient être la cause du non-respect de leurs obligations en matière d’éducation de la minorité linguistique. Donc ça, c’est un petit plus et c’est encore récent. Les avocats du gouvernement provincial le savent très bien », souligne directeur général de la FFTNL.
La journaliste, écrivaine et militante franco-terre-neuvienne Françoise Enguehard partage cette opinion.
« Le comité Greene (une quinzaine de personnes environ) est consultatif. Le rapport présenté à la province suggère des façons radicales pour remettre sur pied les finances publiques. Il ne dit pas au gouvernement quoi choisir, ni comment. Mais il le met dos au mur. Le gouvernement s’est engagé à consulter tout le monde sur le rapport, y compris les francophones qui auront l’occasion de rappeler ses obligations au gouvernement provincial. La gestion scolaire par la minorité linguistique est garantie au Canada. Terre-Neuve l’a reconnue dans les années 90 en donnant aux francophones leur conseil scolaire, plutôt que de se retrouver devant les tribunaux. Rien n’a changé », insiste Mme Enguehard.
Rationaliser les dépenses sans pénaliser l’immigration
C’est pour cela que Gaël Corbineau n’arrive pas à comprendre pourquoi l’abolition du conseil scolaire francophone a été mise sur la table. Il souligne que Mme Greene est une ancienne fonctionnaire du gouvernement fédéral, ce qui devrait l’avoir sensibilisée à la cohabitation des deux langues officielles.
« Mme Greene a elle-même confirmé dans les médias qu’elle ne s’était pas posé la question de la légalité de la recommandation… Ça nous semble quand même un peu étrange qu’un tel comité, soi-disant d’experts, puisse recommander des actions potentiellement illégales », s’interroge M. Corbineau, ajoutant qu’il ne savait pas s’il y avait le moindre membre du comité de Mme Greene ayant des connaissances dans le domaine de l’éducation, a-t-il déploré.
Pour Françoise Enguehard, une chose est sûre, c’est que l’heure des choix va bientôt sonner pour le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador.
« Les gouvernements successifs de la province ont gaspillé l’argent public depuis le départ de Clyde Wells (ancien premier ministre de 1989 à 1996) qui, lui, avait passé dix ans à remettre les finances d’aplomb. N’en déplaise aux auteurs du rapport Greene, ça ne se règlera pas en cinq ans! Mais cette débâcle nous concerne tous, francophones comme anglophones, et il faudra bien en arriver à un consensus pour rationaliser nos dépenses tout en encourageant l’immigration dans la province. Un exercice délicat! Ce n’est pas en coupant partout qu’on encouragera l’immigration! Le rapport Greene a au moins le mérite de mettre le doigt sur « le bobo » », souligne Mme Enguehard.