Retrait du patron de TFO : employés soulagés, gouvernement prudent et réunions d’urgence
TORONTO – Depuis 48 heures, les « réunions d’urgence » s’enchaînent au sein du diffuseur public francophone de l’Ontario. Le conseil d’administration de TFO a placé mercredi le président par intérim du groupe en retrait administratif, une mesure dont l’issue est suspendue au résultat d’une enquête indépendante portant sur les agissements présumés d’Éric Minoli, au cœur d’un scandale de climat toxique et de harcèlement.
Les langues se délient dans les couloirs « virtuels » de Groupe média TFO, au cours de réunions d’urgence déclenchées à la hâte par la direction, mais aussi dans les discussions de travail internes à chaque service.
L’enquête journalistique publiée mercredi par Radio-Canada a comme soulevé une chape de plomb au sein du fleuron franco-ontarien. Des employés se disent soulagés, d’autres découvrent avec stupeur une réalité qu’ils ignoraient complètement, signe que la communication passe difficilement entre services, une situation accentuée par le confinement sanitaire et le travail à distance.
Les investigations de Radio-Canada s’appuient sur des témoignages anonymes mais aussi sur une lettre adressée, dès le 9 mars dernier, au conseil d’administration par des gestionnaires pointant « le comportement inapproprié et inacceptable » au quotidien de celui qui occupe le double rôle de directeur général des opérations et de président par intérim.
Dans ce courrier qu’a pu se procurer ONFR+, les gestionnaires énumèrent « harcèlement, intimidation, menaces, conflits d’intérêts et manque de respect des directives et politiques » qui auraient instauré un « climat toxique et insécuritaire ».
« Des bruits courraient. On sentait un malaise depuis des mois », confie cette employée. « Il y a avait une pression sur les gestionnaires. On incitait à produire plus, sans les ressources adéquates et avec les défis que pose la pandémie », indique une autre source. Un troisième confirme avoir porté plainte auprès de l’enquêtrice mais s’inquiète que les noms des plaignants soient partagés. « Elle (l’enquêtrice) nous a dit qu’on était protégés des représailles mais ça dissuade les gens de porter plainte. »
« Après le départ de Glenn O’Farrell (précédent président et chef de la direction), on se disait que ça ne pourrait pas être pire », renchérit un collaborateur qui a quitté l’entreprise.
« On a gardé la même politique de terreur » confie une employée
Plusieurs membres du personnel s’interrogent sur le décalage entre la culture d’entreprise affichée et le « style » de gouvernance de leurs dirigeants et l’ont fait savoir ouvertement aux gestionnaires. « Les compressions de 2018, sous l’ère O’Farrell, ont mis au grand jour le clivage entre la haute gestion et les employés mais ce problème n’a jamais été résolu », regrette une autre source syndicale.
« On a mis Minoli à la place d’O’Farrell sans se poser les bonnes questions », raconte un employé, témoin d’un licenciement brutal, à la suite d’un incident matériel.
« On a gardé la même politique de terreur », relate une employée qui cumule plus de 15 ans d’expérience au sein du diffuseur. Elle décrit un management ancré depuis longtemps, des licenciements disproportionnés et « des réunions où tout le monde savait qu’il fallait fermer sa gueule ».
Bien avant la lettre des gestionnaires du 9 mars, la Guilde canadienne des médias (CGM) avait mis en garde le conseil d’administration, en septembre 2019 et juin 2020, sur l’importance de s’assurer d’une nomination qui ne reproduise pas les erreurs du passé, alertant sur des pressions exercées sur le personnel, des frustrations et une crise de confiance.
Pour succéder à M. O’Farrell, la CGM se prononçait pour une candidature extérieure et d’expérience. « Le CA était au courant du climat toxique à ce moment-là, mais n’a donné aucune suite. On nous a juste répondu de laisser les responsables s’occuper du processus de nomination », déplore une membre du syndicat.
La nouvelle patronne par intérim, Michelle Séguin, a tenté de rassurer les employés, les incitant jeudi à porter plainte. « Aucun employé ne devrait avoir l’impression de ne pas pouvoir se manifester ou de ne pas être entendu », a-t-elle lancé, s’adressant à tous les employés et décrivant une situation « hors de l’ordinaire ».
« Le Conseil d’administration a cette année mis en place un processus d’enquête indépendant sur les plaintes en vertu de la politique de TFO sur le harcèlement et la violence au travail. Ce processus est mené par une enquêtrice externe qui est experte dans les enquêtes en milieu de travail. J’invite tout membre du personnel qui veut faire rapport d’une situation de manquement à la politique à communiquer avec l’enquêtrice », a-t-elle insisté.
Cette enquête, qui doit déboucher au cours des prochaines semaines décidera de l’avenir d’Éric Minoli. Son placement en retrait administratif aurait été précipité par la publication de Radio-Canada, alors que l’enquête indépendante était déjà en cours.
Un intérim depuis presque deux ans
Sur la scène politique, le discours laconique semble en rupture avec la gravité de la situation qui frappe l’entreprise publique. Sollicité par ONFR+, son ministère de tutelle, l’Éducation, ne répond pas à la moitié des questions posées, tandis que le ministère des Affaires francophones se contente de reprendre, mot pour mot, la même formule.
« Nous prenons très au sérieux toutes les allégations de harcèlement sur le lieu de travail. Pendant qu’une enquête approfondie est menée par une tierce partie, M. Minoli a été placé en suspension administrative. Nous attendons de TFO qu’elle coopère pleinement avec l’enquête et qu’elle assure un lieu de travail sûr et positif pour tous ses employés », ont réagi à l’identique les deux ministères.
La ministre des Affaires francophones a assuré, hier en conférence de presse, ignorer tout de la situation.
Le bureau du ministre Lecce se fait avare d’explications sur l’absence de nomination d’un PDG à TFO, sans patron titulaire à la barre depuis presque deux ans. Éric Minoli assurait l’intérim depuis le départ de Glenn O’Farrell, en août 2019.
« Notre gouvernement travaille activement à la recherche d’un candidat qualifié pour occuper le poste de PDG », soutient Caitlin Clark, porte-parole du ministère de l’Éducation. « Nous nous efforçons de nommer un professionnel ayant une expérience solide dans la défense de la langue, de l’identité, de la culture et de l’histoire françaises – une pierre angulaire de la raison d’être de TFO ».
« Un gros ménage à faire à TFO » réagit l’opposition
Plus sévère, le porte-parole de l’opposition Guy Bourgouin estime que le harcèlement n’a pas sa place en milieu de travail. « Il y a un gros ménage à faire à TFO. Les travailleurs ont droit à la sécurité et doivent pouvoir travailler sans avoir peur de représailles. »
Il ne comprend pas pourquoi le gouvernement n’a pas réagi depuis le 9 mars. « Si un ministère le savait, tous les cabinets le savaient. Ils n’ont pas réagi à la hauteur. C’est un gros manque. Ils sont bons pour éteindre les feux, mais pas pour sonner l’alarme. »
« Dès le moment où des employés ont eu le courage de nous faire parvenir la lettre du 9 mars, le CA a pris le problème à bras le corps en mettant en place, et dans les plus brefs délais, une procédure externe et indépendante », affirme, pour sa part, Jean Lépine.
« Choqué et attristé par la situation », le président du conseil d’administration de Groupe Média TFO déclare avoir confié « une lourde responsabilité » à Michelle Séguin qui « bénéficiera de tout l’appui du CA pour changer les choses et les améliorer ».
« L’urgence pour elle est de rencontrer les équipes afin de se présenter, établir un lien de confiance et prendre connaissance des besoins. Dans un second temps nous entrevoyons naturellement la nécessité de profonds changements. (…) Mais chaque chose en son temps : l’urgence est d’abord à renouer le dialogue et la confiance », a-t-il réagi.
À l’heure où nous écrivions ces lignes, Éric Minoli n’avait pas répondu à nos questions. De son côté, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario a décidé de rester à l’écart de cette polémique.