Sans-abri et francophone : des idées pour faire mieux
Les difficultés pour les centaines d’itinérants francophones de Toronto à recevoir de l’aide dans leur langue mettent en lumière le manque de collaboration entre les acteurs anglophones de l’itinérance et les organismes francophones, mais aussi les faiblesses des mécanismes de surveillance. De pair avec des intervenants du milieu, ONFR+ partage les idées, à portée de main, d’acteurs clés pour enfin offrir l’aide nécessaire. Le dernier chapitre d’une série de reportages de Rudy Chabannes et Étienne Fortin-Gauthier.
Former, identifier et valoriser les travailleurs de rue bilingues
Pour avoir des intervenants francophones en matière d’itinérance, il faut former plus de francophones en travail social ou en santé mentale, s’entendent plusieurs intervenants.
« On travaille extrêmement fort pour respecter la Loi sur les services en français. Cependant, du point de vue du recrutement, on a un défi gigantesque pour trouver des cliniciens capables de parler français. Le système ne nous en offre pas », affirme David Willis, directeur de Strides. Son organisme appuie le travail de 25 organismes actifs en santé mentale auprès des jeunes, notamment en situation de précarité et d’itinérance.
Si à Toronto le Collège Boréal offre une technique en travail social et le Collège la Cité délivre un certificat en travail social et toxicomanie, les deux programmes n’ont au total qu’une quinzaine de finissants chaque année. Dans la province, seulement 2 % des travailleurs sociaux sont francophones, selon les données les plus récentes de l’Ordre des travailleurs sociaux et des techniciens en travail social. En plus, plusieurs aboutissent dans des organismes où leurs compétences en français ne sont pas mises à profit.
Le travailleur de rue bilingue devrait être capable non seulement d’instaurer une écoute et un dialogue en français, mais aussi d’aider le sans-abri à naviguer dans les services existant. Plusieurs des itinérants rencontrés se sont marginalisés à cause de difficultés en santé mentale ou en terme d’immigration. Ces services existent mais ne vont pas vers eux, ni eux vers ces services. Ainsi, une clinique juridique en français aurait pu aider Alexis, sans papiers, à régulariser sa situation, si un travailleur de rue proactif l’avait repéré et accompagné dans le système.
Collaborer étroitement entre anglophones et francophones
Faut-il outiller les acteurs en itinérance pour qu’ils offrent des services en français ou outiller les organismes francophones pour qu’ils puissent offrir des services en itinérance? La directrice du Centre francophone du Grand Toronto (CFGT) penche pour un modèle hybride.
« Je serais en faveur d’un service en français par et pour les francophones, mais en collaboration avec les agences anglophones. Dix organismes en itinérance pourraient dégager un montant afin de partager les coûts d’un travailleur de rue du Centre francophone de Toronto, par exemple », affirme Florence Ngenzebuhoro. En étant lié à son organisme, cet intervenant de première ligne pourrait les orienter et les accompagner pour obtenir des services d’aide au logement ou en santé mentale en français du CFGT, croit-elle.
En plus de tenir compte du facteur linguistique des itinérants francophones, il faudra s’adapter à leurs identités multiples, alertent les experts du milieu. Certains sont issus des groupes racialisés qui ont subi plusieurs formes de rejet ou de discrimination. C’est sans oublier les défis auxquels font face les jeunes itinérants, dont le quart s’identifient comme LGBTQ+.
Parler pour les sans-voix
Le cas des itinérants francophones à Toronto n’a jamais été à l’ordre du jour des organismes porte-paroles de la communauté francophone. Si dans le milieu de la santé des structures sont présentes pour influencer les services en français, ce n’est pas le cas dans le domaine des services sociaux.
« Pourtant, pas besoin d’avoir un million de francophones dans la rue avant de les sauver. Ces itinérants ne peuvent pas lever la voix pour dire leur détresse », affirme Constant Ouapo, à la tête d’un organisme qui conseille le milieu de la santé dans le Grand Toronto.
Mis au fait de la situation, il compte quand même faire sienne cette cause, car certains des organismes qu’il conseille interagissent avec des itinérants.
« Tout le monde est potentiellement sans-abri, on ne connaît pas notre futur. En tant que francophone, on doit soutenir nos amis dans cette situation », croit M. Ouapo.
Plusieurs intervenants ont aussi soutenu à ONFR+ que la commissaire aux services en français de l’Ontario, Kelly Burke, devait jouer un rôle proactif pour défendre les plus fragiles. Les populations exclues socialement ne connaissent pas nécessairement leurs droits ni l’existence de recours pour les faire valoir. À plus forte raison si elles souffrent de problèmes en santé mentale, elles ne vont pas cogner à sa porte pour formuler une plainte.
Développer le logement abordable et les maisons de deuxième étape
Sur le volet du logement, une priorité fait consensus chez les experts et militants du milieu : augmenter le nombre de places en refuge pour sans-bri. La COVID-19 et les mesures de distanciation physique prises tardivement par la ville montrent à quel point désormais chaque place compte.
Plusieurs groupes plaident pour une telle hausse, et au-delà, faire le pari du logement social dans la ville la plus riche du pays. Cela pourrait se faire en réquisitionnant les terrains et bâtiments appartenant à la province pour les convertir en logements à bas coût.
Augmenter les places disponibles, c’est aussi le combat de Maïra Martin. La directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes réclame une deuxième maison d’hébergement d’urgence pour les femmes francophones, idéalement située à Hamilton, pour rééquilibrer les besoins dans le Sud-Ouest et éviter une trop forte convergence vers Toronto.
Elle prône également la création d’une maison de deuxième étape.
« Il n’y en a aucune en Ontario financée par la province », fait-elle remarquer. « C’est un gros manque et ça réglerait en partie le problème de logement et de rotation des lits de La Maison » (seule hébergement pour femmes francophones victimes de violence à Toronto).
Ces logements sécuritaires, confidentiels et abordables, couplés à des activités de prévention et de l’accompagnement psycho-socio-juridique, ont fait leurs preuves en Ontario et au Canada, mais les femmes francophones de la province n’ont pas le leur.
Or c’est fondamental, croit Jeanne Françoise Mouè, directrice générale de La Maison : « Une fois que la crise est passée et qu’on a évalué ses besoins, chaque femme doit pouvoir planifier son futur à long terme dans un logement qui correspond à sa source de revenu, avant de penser à un logement au prix du marché. »
Moderniser la Loi sur les services en français de 1986
Depuis la création de la Loi sur les services en français, un flou demeure sur les obligations linguistiques qui incombent aux organisations non gouvernementales et privées obtenant des fonds publics. Les « tierces parties » ont souvent pu s’en tirer en profitant de la complexité des structures, a longtemps dénoncé l’ancien commissaire aux services en français, François Boileau.
De nombreux acteurs franco-ontariens s’entendent maintenant sur la nécessité qu’on définisse clairement ce qu’est un « service en français ». Un traducteur au téléphone ne constitue pas un respect de la Loi, disent-ils.
« Il ne faut pas s’attendre à ce que ces organismes anglophones déjà débordés pensent aux francophones. Ils vont dire que la priorité est d’offrir un toit, peu importe la langue de la personne. Mais ils oublient qu’en situation précaire, on a besoin de s’exprimer dans sa langue maternelle », affirme Florence Ngenzebuhoro.
Refondre cette loi vieille de plus de 30 ans serait l’occasion d’encadrer. La ministre des Affaires francophones s’y est d’ailleurs dite favorable à plusieurs reprises, s’engageant à franchir le cap avant la fin du mandat actuel progressiste-conservateur.
L’opposition pousse le gouvernement à la modifier en y incluant la consultation systématique de la communauté francophone chaque fois que le gouvernement élabore ou modifie une politique, un programme ou un service qui touche les droits linguistiques. Néo-démocrates et libéraux exigent aussi, dans cette réforme, le rétablissement du Commissariat aux services en français en tant qu’institution indépendante, proactive et de première instance.