
Survivante du génocide rwandais, Dada Gasirabo a trouvé son Oasis

[LA RENCONTRE D’ONFR]
Rescapée du génocide des Tutsis qu’elle a vécu de près, Dada Gasirabo est contrainte de fuir son pays natal. Arrivée au Canada en tant que réfugiée, animée par une profonde soif de justice sociale, elle s’implique rapidement dans les cercles de femmes francophones, jusqu’à devenir directrice d’Oasis Centre des femmes à Toronto. Depuis près de 28 ans, elle consacre sa vie à l’accompagnement des femmes victimes de violence. Un parcours forgé par la survie, et guidé par une admiration sans faille pour la force et la résilience des femmes.
« À quoi votre enfance a-t-elle ressemblé?
J’ai grandi au Rwanda, appartenant alors à une ethnie discriminée de génération en génération, les Tutsis. L’école m’a énormément marquée, c’était pour moi un réel bonheur d’apprendre et de rencontrer d’autres enfants, même si en classe nous étions séparés des Hutus, la fière majorité, et nous une poignée de Tutsis, moqués des autres.
Je viens d’une famille nombreuse, ce qui est une autre bonne expérience pour apprendre à vivre en communauté. Ma mère s’occupait de la maison et mon père était fonctionnaire d’état. Tout était fait pour lui. Il allait au travail, revenait, mangeait, il jouait avec nous et nous parlait. Je dirais qu’il était privilégié en tant qu’homme. Mais je l’admirais beaucoup et il m’a appris à lire dès le plus jeune âge.
Vous avez dédié la majeure partie de votre carrière aux victimes de violence, une violence que vous avez vue de près. Quelle est votre expérience du génocide rwandais?
Cette tragédie, je l’ai vécue tout le long. Oh mon Dieu! Parfois, je me demande comment on a pu grandir ainsi. Mes parents avaient déjà vécu la discrimination, mais ils nous en protégeaient beaucoup, jusqu’au moment où le génocide a éclaté. J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille. Et à un certain point, je me suis dit, si je parviens à survivre, je quitterai ce pays.
Y a-t-il un événement qui vous a particulièrement marquée?
Oui, c’était vraiment le fait de devoir me cacher. À un certain moment, durant une attaque, on a dû se cacher dans une église et j’ai failli perdre mon deuxième enfant d’à peine un an. Je l’avais dissimulé derrière l’autel de l’église. Un homme armé a menacé de me tirer dessus si je ne sortais pas immédiatement et j’ai dû laisser mon enfant derrière. C’était un des pires moments de ma vie. J’ai dû m’enfuir et, cachée derrière un buisson, attendre plusieurs heures, espérant qu’il reste là où il était lui aussi. Une femme a fini par le récupérer et plus tard, je l’ai retrouvé. Nous avons été très chanceux.
Comment êtes-vous arrivée au Canada à la suite de ça?
Je me suis réfugiée dans un pays limitrophe pendant deux mois, sans nouvelles de mes proches, en attendant qu’un semblant de paix revienne. Une fois de retour, je ne me sentais plus chez moi. Il se trouve qu’un cousin à moi était ici à Toronto, une amie à Ottawa et une autre à Montréal. Celles-ci sont venues après le drame pour voir ce qu’il restait de leur famille. Je les ai approchées et les ai longuement questionnées sur le Canada. J’ai ensuite immigré en 1997 avec mes deux fils, en tant que réfugiée. C’était vraiment la meilleure décision de ma vie.
De quelle façon votre histoire avec Oasis Centre des femmes a-t-elle commencé?
Au début, je vivais moi-même dans un centre d’hébergement pour réfugiés. Je n’avais pas entendu un mot de français pendant des mois jusqu’au jour où deux employées d’un tout nouvel organisme, Oasis, me rendent visite. Elles circulaient alors dans les maisons d’hébergement à la rencontre de francophones. Une aubaine incroyable après quoi je me suis plus séparée d’Oasis.
J’ai commencé à prendre part chaque mercredi à un groupe de soutien et de parole pour les femmes francophones nouvellement arrivées. C’était une bouffée d’air. J’en parlais à toutes les francophones que je connaissais.
Quelles ont été les moments forts de votre carrière?
J’ai fini par trouver un logement. Une des animatrices qui travaillait au Centre francophone m’avait repérée, ayant appris que j’étais diplômée en Sciences sociales. J’ai enchainé des contrats avec le Centre francophone et Oasis en tant qu’animatrice pour des groupes de femmes.
Par la suite j’ai été impliquée dans le Programme Femmes immigrantes et réfugiées et dans le lancement d’un nouveau programme pour l’intégration dans les écoles francophones, tout en participant à la ligne de crise d’Oasis comme bénévole.
J’y ai aussi occupé un poste d’appui et de soutien au logement pour les femmes qui se séparent. Action ontarienne m’a demandé de démarrer un projet « Voisin-es, ami-es et familles » (VAF), une campagne de sensibilisation provinciale visant à aider les proches à reconnaitre et intervenir face à la violence conjugale. Membre du comité fondateur de la Maison, c’est finalement en 2010 que j’ai eu l’opportunité de prendre la direction d’Oasis, après plus de 10 ans au sein de l’organisation.
En octobre, après presque 28 ans, je prendrai ma retraite, tout en restant une bénévole active. C’est une partie de ma vie où je me suis accomplie, je dirais, au meilleur de moi-même. En quittant cette tragédie du génocide, je m’étais dit, si je suis encore là, c’est que j’ai encore une mission de vie à mener.
Des influences féminines vous ont-elles conduite à vouloir travailler auprès des femmes?
Dès mon enfance, j’ai développé une profonde admiration pour trois femmes extraordinaires. Mon ancienne directrice d’école, Félicula, m’a ouvert les horizons. Elle nous apprenait à être fières d’être des femmes, elle qui avait toujours refusé de se marier, et puis à lutter pour l’égalité, et surtout, à nous battre pour la justice. Elle a d’ailleurs fini par faire de la politique.
Avec ma mère et ma grand-mère, j’ai pu réaliser combien les femmes sont fortes et résilientes. Cette dernière, veuve à 40 ans, a élevé 10 enfants seule. Pas éduquée, elle les a tous poussés à faire des études et nous a appris comment être indépendants.

Leur héritage vit en moi. Une tradition rwandaise voulait que la famille d’un futur marié offre une ou plusieurs vaches à la famille de la fiancée. Quand je me suis mariée, j’ai refusé ce cadeau, ne voulant pas avoir le sentiment d’être achetée ou encore que seules les personnes de bien méritent de se marier. J’avais également choisi un régime de séparation des biens, une approche bien rebelle dans mon village.
Une situation humaine délicate vous a-t-elle particulièrement touchée dans le cadre de vos fonctions?
Une des femmes qu’on a aidées à s’extirper de son compagnon violent via la maison d’hébergement avait finalement trouvé un logement pour elle et son enfant, en colocation avec sa sœur. Le mari avait été arrêté et tout semblait réglé. Un jour, j’ai lu dans les nouvelles qu’un homme avait tué deux femmes avant de se jeter de l’immeuble où elles résidaient. J’ai eu un mauvais pressentiment et c’était en effet Sabrina. Seul son enfant a survécu.
Cela a été très difficile. La communauté et un journal en particulier ont commencé à dire : « C’est le sort qui attend les femmes quand elles vont chez Oasis. » Nous avons alors manifesté pour protester contre ces accusations qui revenaient presque à dire que c’était de sa faute si elle était morte.
Des femmes nous disent qu’elles sont menacées. Il y en a qui viennent ici parce qu’elles ne peuvent plus retourner à la maison. Notre politique de confidentialité est notre priorité et plus renforcée que jamais.
Oasis va fêter ses 30 ans. Qu’est-ce que cette longévité représente pour vous?
C’est un accomplissement certain. C’est pour ça que j’ai tenu à ce qu’on célèbre ça comme il se doit avec le gala du 30 mai prochain. Oasis, ce sont les quelque 50 000 femmes qui sont passées par ici. Le travail n’est jamais fini, mais ça vaut la peine d’être célébré. Il y a beaucoup de femmes qui se sont guéries ici, beaucoup qui sont parvenues à devenir quelqu’un. Celles qui sont passées ici ne l’oublient jamais.

Si vous deveniez première ministre de l’Ontario, quelle serait votre première réforme?
La province de l’Ontario a fait un grand pas en avant dans la reconnaissance des services aux femmes. Mais je ferais une réforme pour que les procédures juridiques prennent vraiment en compte le niveau de traumatisme des femmes qui ont été abusées. Au Québec, par exemple, il y a un tribunal dédié uniquement aux agressions sexuelles et un tribunal dédié à la violence conjugale.
J’augmenterais aussi le financement des initiatives de soutien. Il faut éduquer notre société pour que la violence ne soit plus banalisée, mais bien reconnue comme un crime. Parce que si les femmes et les enfants continuent d’être abusés, notre société en pâtit. Si on investit dans la prévention, on a beaucoup plus de chance d’avoir de prochaines générations plus saines. »
LES DATES-CLÉS DE DADA GASIRABO :
20 juillet : naissance au Rwanda.
1968 : découverte de l’école et de l’apprentissage, un moment très marquant pour celle-ci.
1973 : départ pour le secondaire en internat, une expérience qui la forge et la poussera vers des études en sciences sociales.
1984 : découverte de la maternité avec la naissance de son premier enfant.
1997 : arrivée au Canada, directement à Toronto depuis le Rwanda, en tant que réfugiée.
2010 : elle devient directrice d’Oasis Centre des femmes, après plus de dix ans active au sein de l’organisation.