Suzanne Kemenang, bâtir des ponts grâce à l’édition
[LA RENCONTRE D’ONFR]
Il y a cinq ans, Suzanne Kemenang a fondé Terre d’accueil, la seule maison d’édition canadienne à publier uniquement des auteurs immigrants. Une véritable mission de vie pour celle qui a grandi au Cameroun et qui a fait de la région de Durham sa nouvelle maison.
« Qu’est-ce qui vous a menée à étudier en édition à l’Université de Sherbrooke (UdS)?
Je suis arrivée au Canada en 2007. J’ai étudié à l’université Concordia, mais ma formation très théorique ne me permettait pas de trouver facilement du travail. Je voulais quelque chose de concret qui allait englober mes acquis.
Pourquoi avoir choisi le Canada?
Je suivais mon mari. J’avais entendu beaucoup de préjugés, surtout par rapport au célèbre froid canadien. Je n’avais pas d’attentes. Je partais de mon pays, je laissais ma famille, mais j’étais ouverte à recommencer une nouvelle vie, tout simplement. Mon mari était surpris. Il disait que pour quelqu’un qui venait directement d’Afrique (il est Africain aussi, mais a grandi en France), je ne semblais pas émerveillée par l’Occident. C’était une transition normale.
Et pourquoi l’Ontario?
Au Québec, il y a une sélection rigoureuse pour les immigrants économiques. On nous fait venir avec de belles promesses de travail dans notre domaine. J’ai vécu une grosse désillusion. J’ai travaillé pour des centres d’appels, j’ai été réceptionniste… ça ne correspondait pas aux compétences que j’avais. On me disait : tu devrais t’estimer heureuse et ne pas te plaindre.
On sort de nos pays la crème de la crème. Ce n’est pas pour venir se faire dire qu’on nous rend un service en nous embauchant au salaire minimum. Si le Québec n’est pas en mesure de reconnaître ma valeur, j’irai ailleurs.
J’étais déjà partie de mon pays, ce n’est pas changer de province qui allait être compliqué. Ça faisait déjà neuf ans que je vivais au Canada, mes enfants sont nés à Montréal et je viens d’un pays bilingue, français et anglais, comme ici.
La bonne surprise, c’est que j’ai découvert tout un écosystème francophone. Les écoles, le travail… À mon premier emploi, j’étais même mieux payée parce que je parlais français! J’ai tout de suite senti que je faisais partie de la communauté franco-ontarienne.
Comment est venue l’idée de fonder votre maison d’édition?
Un ami m’a dit que je devrais me lancer. C’était assez. J’ai découvert que le directeur du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC) était mon ancien directeur de programme. Il s’agit de Frédéric Brisson, aujourd’hui directeur général aux éditions David. Il m’a énormément encouragée.
Quelle est la mission de Terre d’Accueil?
On fait la promotion des auteurs immigrants et on leur donne une plateforme pour s’exprimer avec authenticité. On a déjà publié douze auteurs, de sept pays d’origine différents.
Que faites-vous pour souligner vos cinq ans?
On l’a souligné le 2 septembre, la veille de notre anniversaire officiel, avec un événement qui réunissait nos auteurs, nos lecteurs et nos partenaires.
On a prévu une série d’événements, entre autres avec la semaine nationale de l’immigration francophone. On va organiser des discussions littéraires à Toronto, Montréal et Québec, pour parler de la contribution des immigrants au rayonnement de la littérature franco-canadienne.
Que voyez-vous quand vous regardez en arrière?
Je suis émerveillée. Cinq ans, une pandémie, sans bailleurs de fonds ni subventions, sans distributeur, être une maison d’édition traditionnelle et sortir 13 titres, participer à une quinzaine d’événements littéraires à travers le Canada et être admise au REFC, c’est une belle concrétisation. Je remercie les auteurs qui nous ont fait confiance en sachant qu’on est une jeune maison d’édition.
Comment s’est passée votre première collaboration?
En 2017, je devais rencontrer Frédéric Brisson au Salon du livre de Toronto. Au kiosque du REFC, je suis tombée sur Hubert, Le Restavèk, le roman de Gabriel Osson. J’ai été attirée par la couverture et le mot restavèk, que je connaissais grâce à des collègues haïtiens. J’ai acheté le livre et rencontré l’auteur.
Deux ans plus tard, je l’ai revu lors de mon premier salon en tant qu’éditrice. Il m’a approchée, car j’avais le service de développement personnel sur ma bannière.
Son livre avait été publié, mais pas au Canada. Il y raconte son pèlerinage sur le chemin de Compostelle, mais il n’avait pas mis à l’avant les raisons pour lesquelles il l’a fait. On a complètement refondu le projet. On a laissé tomber les photos et les descriptions de paysages. Je lui ai dit de se concentrer sur sa vie avant, pendant et après Compostelle. C’était une très belle expérience qui a donné notre premier titre, Les voix du chemin. Il y aborde des questions sensibles, qui ne sont pas souvent discutées dans les communautés ethnoculturelles, comme le deuil, le divorce, le cancer, la santé mentale.
De quelle façon recrutez-vous les auteurs?
Par bouche-à-oreille, rencontres dans les salons du livre ou gens qui nous trouvent sur Internet. L’organisme Mosaïque interculturelle nous réfère souvent à ses membres.
Refusez-vous beaucoup de manuscrits?
Les refus sont souvent parce que les auteurs ne sont pas sur le territoire canadien, ou alors ce sont des genres littéraires qu’on ne publie pas. Des fois, je sens que les personnes ne se sont pas appliquées.
J’ai refusé des textes qui ne nous rejoignaient pas. Chez Terre d’Accueil, on veut apporter quelque chose de nouveau. C’est une chose de dire qu’il y a du racisme. Une fois qu’on a cette information, qu’est-ce qu’on en fait? On a refusé certains manuscrits, car c’était dans l’invective et on ne tirait aucune leçon qui aurait fait avancer la discussion.
Je prends l’exemple de notre réédition de Toronto, je t’aime, de Didier Leclair. Il parle d’immigration, d’intégration, mais aussi de ce que la terre d’accueil peut apporter.
Qu’est-ce qu’on ne soupçonne pas du métier?
L’éditrice ne fait pas que lire les manuscrits. Derrière chaque titre, il y a un soin dans le choix de la couverture, du format, du prix, etc.
Participer à des événements littéraires, c’est beaucoup de gymnastique. Je me souviens d’un de mes premiers salons du livre. J’avais rempli ma voiture avec 200 livres. Quand on ne vend que quatre copies, ça ramène très vite sur Terre.
On ne sait pas non plus que la relation avec l’auteur se construit dès le moment où il nous envoie un manuscrit. On apprend de lui autant qu’il apprend de nous.
Je m’assure que l’accompagnement est optimal. Même quand je refuse des manuscrits, j’essaie d’être franche, car je me dis que la personne va se buter à d’autres refus.
L’an dernier, j’ai organisé une rencontre annuelle avec tous les auteurs publiés ou nouvellement signés chez Terre d’Accueil. Je partage avec eux ce qui va arriver dans l’année, j’essaie de les inclure dans la vie de la maison d’édition. Ils ont commencé à échanger leurs contacts et à se suivre sur leurs réseaux sociaux. Ça crée une belle collégialité.
À quel moment avez-vous été particulièrement fière de votre travail?
Gabriel Osson avait fait une vidéo sur Facebook pour annoncer la sortie de son livre, dans laquelle il me remerciait. C’était particulier de voir dans ses yeux qu’il s’était libéré d’un poids. C’est le rôle de l’éditeur d’aider l’auteur à sortir tout ce qu’il y a en lui.
Une autre histoire est celle de Nathalie Maggyd. Je trouvais que son manuscrit faisait très sciences sociales. Je lui ai donné un questionnaire pour la pousser plus loin.
Une maison d’édition belge était intéressée à publier la première version, mais elle voulait rester avec Terre d’Accueil parce que mes questions l’avaient fait avancer. Je lui ai proposé une co-édition, et son livre est sorti dans les deux pays. J’étais fière, car j’avais réussi à tisser des liens.
Et qu’avez-vous vécu de particulièrement stressant?
Beaucoup de choses avec mon propre livre, Les visages de la francophonie – Région de Durham. Il y a 20 personnes présentées dans ce livre. Je l’ai fait en 10 mois, je ne sais même pas comment j’ai fait.
Pourquoi cette urgence?
Quand je suis arrivée à Durham, ça m’a émerveillée de voir qu’il y avait une vie en français. Je me suis demandé à qui je devais cela. Rien n’avait été fait concrètement pour reconnaître les bâtisseurs de la région. Quelque chose en moi brûlait, un devoir de faire ce cadeau à la communauté.
La sortie était prévue pour décembre et, en novembre, un de ces visages s’est désisté. Ça s’est finalement réglé mais, le 8 novembre, un autre des visages, Raymond Léger, est décédé. Son épouse a accepté qu’on garde son histoire dans le livre.
Quelques jours avant la sortie, un autre décès. Ça m’a grandement affectée. Robert Fillion m’avait appelée pour me dire qu’il allait se faire opérer et qu’il voulait voir le livre. Je lui ai dit que j’irais lui porter en mains propres après son opération. Mais il y a eu des complications et il est décédé.
Je me dis heureusement que je l’ai fait, car ça laisse une preuve tangible de leur implication dans la société. Mais d’un autre côté, ils n’ont pas eu l’occasion de voir le résultat. C’était un moment difficile dans ma jeune carrière.
Récemment, on a perdu une autre de ces personnes. Rita Lacroix est décédée en août 2023.
Est-ce que d’autres titres ont connu des péripéties?
La sortie du livre de Gaston Mumbere, Le déchirement, m’a donné chaud! Quand on a reçu les copies, ce n’était vraiment pas à la hauteur de mes attentes. On était à 10 jours du lancement au Salon du livre de Québec. J’ai trouvé un imprimeur de Montréal qui m’a dit qu’une nouvelle version pourrait être prête en une semaine, à condition que je sois sur place pour valider l’épreuve.
Je n’ai rien dit à l’auteur pour ne pas le stresser. J’étais à Montréal mardi et le lancement était le jeudi. Je devais partir, car c’est moi qui transportais les livres de Terre d’accueil pour le Salon du livre. J’ai mandaté mon cousin pour attendre. Il a pu partir de Montréal avec les livres le jeudi à 15h. On a commencé le lancement. Quand il est entré, on l’a accueilli en sauveur! Maintenant, je ne programme rien si je ne suis pas certaine à 100%.
Vous avez aussi participé à l’ouvrage collectif Lieux-dits, pour les 50 ans de la maison d’édition Prise de parole (PDP). Comment avez-vous vécu cette expérience?
C’était la première fois que j’écrivais de la poésie. J’étais intimidée d’être aux côtés d’autrices comme Andrée Lacelle ou Guylaine Tousignant. C’est Chloé Leduc-Bélanger, l’éditrice, qui m’a dit : présente-toi à travers tes poèmes.
Quand on a fait la lecture à l’événement du 50e, des gens m’ont dit que mes poèmes ont résonné en eux. J’étais vraiment touchée. Être authentique, ça paye.
Est-ce un signe d’une bonne collaboration?
Effectivement. J’ai vraiment apprécié l’ouverture de la directrice générale de PDP, denise truax. Elle m’a dit : c’est vous la relève, il faudrait qu’on puisse travailler ensemble. Et aussi le fait que je sois d’une minorité visible, immigrante, c’est un reflet de ce qu’est la francophonie ontarienne aujourd’hui. Ce n’est pas à négliger, surtout pour une maison d’édition comme PDP, 50 ans plus tard, de montrer leur ouverture vers des personnes originaires d’ailleurs.
Comment se passent les relations avec les autres maisons d’édition, en général?
Très bien. Terre d’accueil est membre du REFC depuis 2021. Frédéric Brisson est toujours l’un de mes mentors. Stéphane Cormier de chez PDP m’a accompagnée dans le virage numérique. Les éditrices de Bouton d’or d’Acadie et de Vidacom me donnent des conseils sur la littérature jeunesse, car je vais commencer à en publier. Une collègue d’Apprentissage illimité m’aide pour les fiches pédagogiques.
Vous avez gagné le titre de bénévole de l’année du conseil des organismes francophones de la région de Durham (COFRD) en 2022. Qu’est-ce que ça vous fait?
Ils ont reconnu mon implication pour le livre Les visages de la francophonie et comme vice-présidente de l’Association des femmes canadiennes-francophones de Durham. C’est une fierté de savoir que notre travail est apprécié, même si on ne le fait pas pour la reconnaissance.
Quel livre nous recommandez-vous vous pour la journée « J’achète un livre franco-ontarien » le 25 septembre?
Si j’y vais avec publications récentes, j’irais avec Didier Leclair et Karine Boucquillon.
Je recommande aussi Elsie Suréna, qui a été finaliste au prix Alain-Thomas avec son recueil de poésie Amours jaunies. C’est notre première nomination littéraire.
Qu’est-ce qui se prépare pour l’automne?
Un recueil de nouvelles d’un auteur burundais et un roman d’une autrice sénégalaise. On va participer au Salon du livre afro-canadien à Ottawa, en octobre, et au Salon du livre de Montréal en novembre.
Mon objectif pour les cinq prochaines années est d’avoir une ouverture aux autres provinces et à l’international.
Et il y a la semaine nationale de l’immigration francophone du 5 au 11 novembre, que j’évoquais plus tôt. Le thème cette année est « terre accueillante », alors ça tombe bien! »
LES DATES-CLÉS DE SUZANNE KEMENANG :
- 1981 : Naissance à Yaoundé, Cameroun
- 2007 : Arrivée à Montréal
- 2013 : Obtention du DESS en édition (Université de Sherbrooke/Longueuil)
- 2018 : Fondation des Éditions Terre d’Accueil (Oshawa- Grande région de Toronto)
- 2020 : Parution de son premier livre, Les visages de la francophonie – Région de Durham.
- 2023 – Nomination à un premier prix littéraire avec Elsie Suréna, finaliste du prix Alain-Thomas (Salon du livre de Toronto) pour le recueil de poésie Amours jaunies suivi de Miscellanées.
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.