2,7 millions de francophones en milieu minoritaire? Le chiffre de la discorde
Dany Tucotte croyait probablement bien faire en affirmant que les francophones hors Québec sont 2,7 millions. Sur le plateau de Tout le monde en parle dimanche soir, le « Fou du roi » réagissait aux propos de Denise Bombardier, tenus 15 jours avant, sur la disparition supposée de ces mêmes francophones. Depuis, le chiffre est commenté, approuvé, voire vertement critiqué sur les médias sociaux. Qui a raison, qui a tort? #ONfr tente de décrypter.
SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @sebpierroz
« En fait, il n’y a pas de définition officielle de qui est francophone », précise Jean-Pierre Corbeil, directeur adjoint, Programme du recensement de la population à Statistique Canada. « Il y a une panoplie de définitions possibles. Statistique Canada fournit des données, mais nous laissons ensuite le débat aux intellectuels, chercheurs et gens de la communauté francophone. »
Le 2,7 millions de francophones, rappelé par Dany Turcotte, n’est pas une donnée nouvelle. Elle est issue des derniers chiffres du recensement de Statistique Canada en 2016 et dévoilés au cours de l’été 2017. Pour être précis, ils seraient même 2 741 720 à avoir une « connaissance du français » dans les provinces et territoires hors Québec. L’équivalent de 10,3 % de la population vivant en milieu minoritaire.
Lors de l’avant dernier exercice de recensement en 2011, quelque 2 584 690 résidents canadiens en dehors du Québec s’étant alors déclarés « capables de soutenir une conversation en français », soit une proportion de 10,2 %. Une hausse donc de sensiblement 200 000 personnes, même si le niveau reste stable.
Depuis quelques années, cette définition très inclusive du nombre de francophones en milieu minoritaire est devenue l’une des marottes de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada.
« Bien sûr que les 2,7 millions de personnes qui parlent le français ne participent pas tous et toutes à la francophonie. Mais les autres définitions possibles – langue maternelle, langue parlée à la maison, première langue officielle parlée – souffrent tout autant de myopie par rapport à une réalité de plus en plus complexe », écrit l’organisme porte-parole des francophones en milieu minoritaire sur son site web, dans un billet paru ce mardi en fin de matinée.
Au niveau fédéral, le gouvernement libéral semble emboîter le pas à cette définition. Quitte à voir même plus loin, comme le souligne le député acadien de la Nouvelle-Écosse, Darrell Samson. « Pour moi, nous sommes bien plus que 2,7 millions! Je dirais que nous sommes même 5 millions, car si on comptait mieux les ayants droit, on serait encore plus nombreux. Avec les nouveaux règlements [sur la délivrance de services fédéraux bilingues], le calcul va changer. »
En réalité, cette définition « très large inclusive » est utilisée, au-delà des frontières du Canada, précise M. Corbeil. « Pour l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), c’est par exemple le moyen des compter les francophones en Afrique. Beaucoup d’Africains n’ont pas le français comme langue maternelle mais ont la capacité d’utiliser cette langue en conversation. »
Langue maternelle et PLOP
Autres façons d’estimer le nombre de francophones : la langue maternelle et la première langue officielle parlée (PLOP). On peut donc avoir l’espagnol ou l’allemand comme langue maternelle, mais avoir le français comme première langue officielle parlée. Inversement, on peut naître francophone, mais posséder l’anglais comme première langue officielle parlée…
Les données récoltées pour le dernier recensement sont ici assez semblables. Selon l’agence du gouvernement fédéral, le nombre de francophones en milieu minoritaire dépasse ainsi tout juste le million. En 2016, 1 074 985 personnes ont déclaré avoir le français comme langue maternelle.
Ce chiffre sensiblement en hausse par rapport à 2011 (+ 8 405) dissimule une réalité plus sombre. Ils étaient 4,2 % en milieu minoritaire à avoir le français comme langue maternelle en 2011, contre 4 % il y a deux ans.
Côté première langue officielle parlée, c’est la même tendance. Ils sont certes 1 024 195 à être identifiés avec le français comme première langue officielle parlée lors du recensement. Une augmentation d’un peu plus de 16 000 en comparaison à 2 011 (1 007 578). Là encore, il s’agit d’une baisse de 0,2 point en valeur relative (4 % en 2011 contre 3,8 % en 2016).
Comment comprendre que ces deux mesures soient si proches? « Le point central est que l’immigration internationale francophone demeure assez faible hors Québec », analyse M. Corbeil. « Les populations ayant le français comme première langue officielle parlée l’ont aussi généralement comme langue maternelle. »
« On ne devrait pas rougir d’être 1,1 million », fulmine le professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, François Charbonneau. « En utilisant le 2,7 millions, c’est une redéfinition complète de ce qu’est une communauté, qui s’entend normalement comme un ensemble de personnes qui se sentent faire partie d’un groupe. Là, on est dans une définition plus individualiste, on compte tout le monde capable de parler en français. Mais si je parle anglais, est-ce que ça veut dire que je me compte comme un anglophone? C’est une manipulation grossière des chiffres! »
Et d’enfoncer le clou : « Chaque définition a ses mauvais côtés, mais on gagne peu de chose à utiliser ces chiffres et ça peut même desservir. Car si les gens regardent les chiffres et voient que sur ces 2,7 millions de personnes, la majorité parle surtout anglais à la maison… Ça risque de renforcer leur idée d’une assimilation des francophones hors Québec. »
Langue « parlée à la maison »
Un avis globalement partagée par le blogueur Pierre Allard. Les billets de l’ancien rédacteur en chef et éditorialiste au journal Le Droit restent très lus, et laissent rarement indifférents. « 2,7 millions de francophones hors Québec, près de 4 millions d’anglophones au Québec? Ben voyons… », s’était exclamé, lundi, M. Allard sur son fil twitter. À tel point d’attirer l’attention de M. Tucotte : « Je vous laisse les chiffres, moi je suis plus reconnu comme optimiste que comme journaliste! »
« Comment réagiriez-vous si les organismes anglo-québécois, à l’appui de leurs demandes, affirmaient que le Québec comptait près de 4 000 000 d’anglophones sur une population de 8 000 000, soit 49 % de la population? Pourtant on arrive à ce total en utilisant la méthode utilisée ci-haut pour gonfler les effectifs de la francophonie hors Québec à 2,7 millions », a notamment écrit M. Allard sur son blogue.
L’ancien journaliste estime par ailleurs que la langue d’usage – langue parlée à la maison – des francophones hors Québec se situe approximativement à 600 000 locuteurs. Vérification faite, ils étaient effectivement 568 135 à privilégier le français à la maison, et 1,1 million a avoir le français comme « langue parlée à la maison » en 2016. Une nuance, car cette question de Statistique Canada comportait quatre types de réponses favorables (« uniquement », « surtout », « à égalité », « régulièrement »). Quelque 339 410 affirment ainsi parler « uniquement » le français à leur domicile.
Toujours est-il que cette définition de la langue maternelle ou encore de la PLOP semble tout de même rejetée d’un revers de bras par la FCFA. « Autour du noyau dur formé de 1,1 million de personnes pour qui le français est la principale langue de communication, peu importe leur langue maternelle, il y a ce fruit de 1,6 million de personnes qui ont appris le français et l’utilisent beaucoup, modérément ou un peu dans la vie quotidienne. Le potentiel de croissance de la francophonie, il est là. »
Dans ces conditions, Statistique Canada peut-elle trancher le débat? L’agence du gouvernement fédéral tient en tout cas mordicus à sa neutralité dans les multiples « estimations » pour calculer le nombre de francophones. « Historiquement, on avait tendance à une simplification. On s’est rendu compte que l’on devait absolument éviter de prendre une définition unique. C’est très polysémique », conclut M. Corbeil.
EN RÉSUMÉ (chiffres du recensement de 2016 selon Statistique Canada) :
Résidents en milieu minoritaire possédant une « une connaissance du français » : 2 741 720
Résidents en milieu minoritaire possédant le français comme première langue officielle parlée : 1 024 195
Résidents en milieu minoritaire possédant le français comme première langue maternelle : 1 074 985
Résidents en milieu minoritaire possédant uniquement le français comme langue maternelle : 947 040
Résidents en milieu minoritaire possédant le français comme langue parlée à la maison : 1 090 295
Résidents en milieu minoritaire possédant uniquement le français comme langue parlée à la maison : 339 410
Article écrit avec la collaboration de Benjamin Vachet
POUR EN SAVOIR PLUS :
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