Nathalie Bédard, Chantal Perrin, Jessica Marie Capsetta et Marie-Josée Talbot. Montage ONFR

Dans de nombreux pays, l’éducation est le poste avancé du développement de la langue française. En marge du Sommet de la francophonie et de la Journée mondiale des enseignants, ONFR vous fait découvrir des professionnelles de l’éducation parties au bout du monde, de l’Amérique du Nord à l’Asie du Sud-Est, en passant par l’Afrique, pour transmettre cette langue en milieu linguistique minoritaire.

Natalie Bédard a posé ses valises dans la chaleur tropicale de Kigali, la capitale du Rwanda, il y a quelques jours. Pour cette Nord-Ontarienne de Thunder Bay, le changement de décor est radical, le défi professionnel, exaltant.

« Je trouvais que j’avais pris ma retraite trop vite », glisse la conseillère pédagogique, qui cumule trois décennies d’expérience et a trouvé dans le programme canadien de francisation CLÉ une façon de relancer son intérêt pour l’éducation coopérative. « J’ai toujours eu envie de voyager et, un jour, la vie vous rattrape. »

Dans son école, le choc est tout aussi frappant. Chaises en bois, tableaux noirs, internet capricieux, eau non potable. Cet environnement rudimentaire lui impose une approche pragmatique, aux antipodes du confort des technologies, mais pas nécessairement au détriment de l’apprentissage.

« On est habitués à toujours plus au Canada, à parler d’ergonomie, de technologies… C’est triste de voir que tout le monde ailleurs n’a pas le même accès, les mêmes chances. En même temps, cette simplicité nous fait réfléchir à l’utilité réelle de mettre les technologies partout et nous fait revenir à la base de la pédagogie. Bref, c’est une autre réalité dans laquelle il faut mettre nos idées préconçues de côté. »

Nathalie Bédard a quitté Thunder Bay, dans le Nord de l’Ontario, pour Kigali, au Rwanda, où elle monte des projets pédagogiques pour les enseignants dans une école du quartier Kicukiro. Photo : gracieuseté de Nathalie Bédard
« C’est une autre réalité dans laquelle il faut mettre nos idées préconçues de côté »
— Natalie Bédard

Car c’est là son moteur : transmettre la langue française dans un milieu minoritaire. Langue officielle depuis 2003, l’anglais a en effet a pris le dessus sur le français depuis que le président Kagamé l’a déclassée comme langue d’enseignement en 2008.

« La barrière de langue est importante avec les élèves qui, à la différence de la génération de leurs parents et des enseignants, ne comprennent que le kinyarwanda et l’anglais », a très vite réalisé Mme Bédard, qui décrit fatalement le français comme « une langue qui va se perdre » au Rwanda, un pays qui entretient avec la France des relations tendues depuis le génocide de 1994.

De Kigali à Ville Platte : une francophonie, deux héritages

Quittons la tiédeur des Grands Lacs pour la moiteur des terres cajuns. Nous sommes en Louisiane, à Ville Platte, une contrée de 10 000 âmes au nord de Lafayette. Jessica Marie-Capseta y a entrainé sa famille en 2020, délaissant la France durant la pandémie pour s’installer dans ce coin tout juste ravagé par l’ouragan Laura, emportant avec lui l’école où elle devait enseigner.

Ce climat extrême ne l’a pas effrayée, pas plus que de passer d’une école rurale du Sud-Ouest français à une communauté scolaire de 400 élèves de l’autre côté de l’Atlantique.

Elle constate « beaucoup de différences entre les deux systèmes. Il y a de bons et de mauvais côtés. J’aime la manière américaine dont on célèbre les élèves dès qu’ils font le moindre progrès pour bâtir une confiance en eux, ce qu’on ne voit pas en France. En revanche, le rythme scolaire est bien plus dense et exigeant ici », relate-t-elle, laissant échapper l’accent solaire de son Sud-Ouest hexagonale natal.

Entourée d’une génération d’élèves qui reprend à son compte un patrimoine linguistique ayant la plupart du temps sauté une ou deux générations, l’enseignante dépeint un héritage linguistique fragile. « La Louisiane porte un passé lourd. Combien de fois des anciens m’ont dit que quand on parlait français, à une époque pas si lointaine, on se faisait réprimander à l’école », rapporte-telle.

Jessica Marie-Capseta enseigne en Louisiane, loin de son Sud-Ouest français natal. Photo : gracieuseté Jessica Marie-Capseta
« Tout en enseignant la langue de communication, on les sensibilise à leur propre patrimoine »
— Jessica Marie-Capsetta

Mais aujourd’hui, le français resurgit à la fois comme une langue identitaire, évoquant le passé familial, et comme une langue d’avenir professionnel.

« Avec un diplôme d’études en langue française, tu acquiers de bonnes capacités en français oral et écrit. En plus d’avoir une seconde langue dans la poche, nos jeunes développent, au niveau cognitif, une certaine facilité à s’adapter au monde qui les entoure. »

Au-delà du français académique, Mme Marie-Capseta prend soin de composer avec le français cadien, veillant à transmettre la culture qui lui est associé. « Ça implique de jongler avec deux cultures. Tout en enseignant la langue de communication, on les sensibilise à leur propre patrimoine, en ouvrant nos portes à la communauté locale et en saisissant les occasions de dialogue. »

Dans cet esprit, ses élèves participent à Tasse de Café, une émission en français cajun, qui crépite sur les ondes radio locales et font naitre des échanges intergénérationnels.

À Kuala Lumpur, l’exotisme français dans un océan polyglotte

A 16 000 kilomètres de là, dans la bruyante jungle urbaine de Kuala Lumpur, Marie-Josée Talbot s’est parfaitement acclimatée aux us et coutumes de la Malaisie. La Québécoise y enseigne depuis 22 ans, avec son mari.

Dans cette capitale insulaire peuplée de 8 millions d’habitants, au milieu du malais, de l’anglais, du mandarin ou encore du tamoul, le français ultra minoritaire est perçu comme une langue exotique et suscite la curiosité.

« Les jeunes parlent plusieurs langues depuis leur plus jeune âge. Alors, en apprendre une de plus ne leur semble pas insurmontable, relate Mme Talbot. Ils apprennent rapidement, car ils sont emballés par ce langage et tout ce qu’il véhicule comme culture. »

L’enseignante Marie-Josée Talbot vit en Malaisie, à Kuala Lumpur. Photo : gracieuseté de Marie-Josée Talbot
« Pour eux, la francophonie, c’est aux confins de la Terre »
— Marie-Josée Talbot

Elle apprécie l’art de transmettre cette langue de communication tout autant que les valeurs et cultures qu’elle porte en elle, une autre facette qui fascine ses élèves. « On évoque la France, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique du Nord, le bonhomme Carnaval, la neige… Pour eux, la francophonie, c’est aux confins de la Terre », compare celle qui a été conquise par l’Asie à l’issue d’un premier voyage en Indonésie et en Chine.

Elle pensait vivre ici, entre mer de Chine et équateur, deux ans , tout au plus. Mais 22 ans plus tard, elle envisage difficilement un retour au Canada. « Au Québec, les élèves ne veulent pas vraiment apprendre la deuxième langue du pays. Ils se sentent obligés. Ici, au contraire, c’est presque un jeu auquel on se laisse prendre, jusqu’à la maison dans les discussions entre frères et sœurs pour que les parents ne comprennent pas. »

De la Martinique majoritaire à l’Ontario minoritaire, un fossé linguistique

Ce tour du monde de la francophonie enseignée se termine justement au Canada. Chantal Perrin a immigré depuis sa Martinique natale à Ottawa, en Ontario. Après quelques années à travailler dans la fonction publique, elle a bifurqué vers l’éducation dans une école anglophone d’immersion française.

« L’immersion connait un gros succès à Ottawa, dit-elle. Les parents poussent leurs enfants à apprendre le français », car ils ont fait l’expérience des opportunités professionnelles avantageuses qu’offre la maitrise des deux langues officielles.

Le français n’est toutefois pas plus à l’abri en Ontario qu’ailleurs à travers le monde. Il demeure la langue de la minorité et Mme Perrin ne le sait que trop bien. Engagée dans l’association Parents partenaires en éducation, elle se décrit comme une « défenseuse de l’apprentissage de la langue française », consciente de l’enjeu que représente sa vitalité dans un contexte de pénurie de travailleurs francophones et de lutte pour les droits.

La Martiniquaise Chantal Perrin enseigne en Ontario anglophone dans une école d’immersion. Photo : gracieuseté de Chantal Perrin
« Faire comprendre aux élèves que faire des efforts peut influencer leur avenir est mon plus gros défi. »
— Chantal Perrin

« Les enseignants en Ontario jouent un rôle essentiel, mais ce n’est pas évident en immersion de former des jeunes bilingues dans un environnement anglophone, car les occasions de socialiser sont peu nombreuses. »

D’un autre côté, elle les arme et leur fait comprendre l’importance de cette langue. « Quand on remporte ce combat, leur vision change, ils entrevoient des possibilités avec la proximité du Québec, par exemple, et réalisent très tôt qu’en faisant des efforts, ils influencent leur avenir. C’est mon plus gros défi. »

Une langue d’enseignement sur le fil du rasoir

De Kuala Lumpur à Ville Plattte et d’Ottawa à Kigali, partout resurgit cette sensation de lutte dans la fragilité.

« Est-ce mon rôle de sauver la langue au Rwanda? Je ne suis pas certaine, croit Nathalie Bédard. Cette langue me parait en voie de disparition dans un pays qui a souffert de la colonisation et du génocide. L’histoire du français ici est complexe, son futur est incertain. »

« Le français ne sera jamais une langue prédominante en Malaisie, concède Mme Talbot, mais voir mes élèves rejoindre des universités bilingues comme à Ottawa et en revenir avec une belle maitrise de la langue, ça donne beaucoup de joie. Les écoles sont en expansion ici. Le programme canadien est populaire et les écoles privées grossissent. »

En Louisiane, Jessica ressent le poids de l’histoire dans ce qui s’apparente à une mission de sauvetage linguistique. « Il faut se mettre à la place de ces enfants à qui l’on demande de maitriser une langue non maternelle. Ce n’est pas évident. Mais en même temps, ils ont une telle envie d’apprendre, que ce soit pour reconnecter avec leurs racines ou pour travailler à l’international, que ça laisse entrevoir un avenir prometteur. »

« Si on est capable d’expliquer aux jeunes que la francophonie est partout dans le monde, dans les Caraïbes, en Afrique, au Moyen-Orient… on leur ouvre une fenêtre d’avantages à la parler, la comprendre, la répandre, est convaincue Mme Perrin. Si on pérennise cette vision, les enfants vont s’approprier cette langue et la diffuser. »