Chroniques

Couper les ponts avec le pont Alexandra?

Des voitures tirées par des chevaux traversent le Pont Alexandra en direction de Hull (aujourd'hui Gatineau) vers 1901. Crédit : Bibliothèque et Archives du Canada/Topley/PA-009430

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.

La Commission de la capitale nationale (CCN) a dévoilé cette semaine ses trois nouveaux plans conceptuels pour le pont Alexandra, qui relie Ottawa à Gatineau, près de la colline du Parlement.

Le gouvernement fédéral de Justin Trudeau a fait son choix de mettre une croix sur ce pont historique, patrimonial et emblématique de la capitale fédérale en le remplaçant par un nouveau d’ici 2032. Au grand dam des défenseurs du patrimoine des deux côtés de la rivière des Outaouais.

Une prouesse d’ingénierie canadienne directement liée à l’histoire ferroviaire du Canada

Celui qu’on appelle aussi le pont Interprovincial ou encore pont Royal Alexandra a été construit en 1898-1900 par la compagnie Dominion Bridge de Lachute, au Québec, pour relier Ottawa, en Ontario, à Hull, au Québec.

Le gouvernement fédéral contribuera financièrement à la construction du pont avec 112 500 $ en subventions. L’Ontario accordera 50 000 $ tandis que la Ville d’Ottawa contribuera le plus avec 150 000 $… à condition qu’au moins une voie soit réservée à la circulation routière (alors balbutiante) sur le pont (ce qui fut accordé).

Prouesse architecturale, c’était la première fois qu’une entreprise canadienne relevait ce défi d’ingénierie d’une telle ampleur. Le pont Alexandra est au moment de sa construction le plus long pont en porte-à-faux au Canada et la plus grande structure d’acier construite en Amérique du Nord. Sa travée principale mesurait 170 mètres, était la plus longue au pays à l’époque et l’une des plus longues au monde.

Sa conception novatrice présente une fabrication entièrement en acier et un tablier central en treillis.

Encore plus important, le pont Alexandra fut le premier conçu de cette ampleur par une équipe formée exclusivement d’ingénieurs et des concepteurs canadiens.

Il sera aussi le premier pont de style cantilever en acier de la région et précurseur de deux autres illustres ponts de ce style construits quelques années plus tard, soit le pont de Québec (1919) et le pont Jacques-Cartier (1930), à Montréal.

Au début du XXe siècle, un autre pont existait déjà pour relier l’Ontario et le Québec dans la région de la capitale nationale, soit la traverse des Chaudières. Si le projet du pont Interprovincial/Alexandra voit le jour, c’est en raison de l’expansion du réseau de chemin de fer, en pleine ascension au Canada.

Le Pont Interprovincial (ou Pont Alexandra) pendant sa construction, 1901. Crédit photo : Bibliothèque et Archives du Canada/Topley/PA-013866

L’objectif premier avec ce nouveau tronçon était de construire un pont ferroviaire afin de relier les voies ferrées du côté d’Ottawa et du côté de l’Outaouais québécois (autant les villes riveraines comme Hull que pour desservir l’arrière-pays comme la Haute-Gatineau et le Pontiac).

Le pont est ouvert à la circulation des trains, tramways électriques, chevaux, chariots et piétons en février 1901 et inauguré le mois suivant en grande pompe.

Les tramways y circuleront jusqu’en 1946 tandis que le dernier train l’emprunte en 1966, marquant la fin d’une ère. La même année, la Commission de la capitale nationale se porte acquéreur du pont auprès de la compagnie ferroviaire Canadien Pacifique.

Les rails seront définitivement retirés du pont en 1970 et le pont est alors reconverti comme axe de la circulation automobile entre les deux rives, bien qu’il demeure (et de loin) le pont le plus emprunté pour la mobilité active (marche, vélo) des six ponts reliant Ottawa à Gatineau.

Quelques personnalités l’ont déjà emprunté telles que la Reine Elizabeth II ou le Pape Jean-Paul II. Justin Trudeau et l’ancien président mexicain Enrique Peña Nieto y ont déjà fait du jogging ensemble.

Encore plus symbolique, le lendemain de la fête du Canada en 2017, la première ministre de l’Ontario Kathleen Wynne, le premier ministre du Québec Philippe Couillard, le maire d’Ottawa Jim Watson et le maire de Gatineau Maxime Pedneault-Jobin avaient pique-niqué tous ensemble sur le pont Alexandra pour souligner le 150e anniversaire de la Confédération canadienne. Le journal Le Droit écrivait alors : « en plein centre du pont Alexandra, les deux premiers ministres provinciaux se sont rencontrés et se sont embrassés, en signe d’une réconciliation qui perdure entre les deux peuples, malgré des épisodes plus tumultueux de l’histoire canadienne ».

La première ministre de l’Ontario Kathleen Wynne, le premier ministre du Québec Philippe Couillard, le maire d’Ottawa Jim Watson et le maire de Gatineau Maxime Pedneault-Jobin avaient pique-niqué tous ensemble le 2 juillet 2017 sur le pont Alexandra pour souligner le 150e anniversaire de la confédération canadienne. Crédit photo : Le Droit.

Valeur patrimoniale du pont Alexandra

En 1995, la Société canadienne de génie civil a désigné le pont Alexandra comme lieu historique national de génie civil en raison de sa conception innovante de pont cantilever à treillis d’acier.

En l’an 2000, le pont Alexandra devient officiellement un élément clé du parcours d’honneur du boulevard de la Confédération qui encercle des deux côtés de la rivière les environs de la cité parlementaire du Canada.

En 2010, à la suite d’une évaluation de la valeur patrimoniale, le pont est classé comme un bien d’ingénierie d’importance historique nationale.

La Ville d’Ottawa l’a également inscrite à son registre du patrimoine en 2017 en raison de ses attributs patrimoniaux et de son intérêt historique.

Le pont a aussi une cote patrimoniale de niveau II (importance historique nationale). Cependant, le pont n’est pas désigné comme lieu historique national dans l’Annuaire des désignations patrimoniales fédérales et n’est donc pas assujetti à des mesures obligatoires de protection et de conservation.

Malgré l’opposition, le fédéral déterminé à démolir le pont

C’est en 2019 lors du dépôt du quatrième budget fédéral par le ministre fédéral des Finances de l’époque, Bill Morneau, que l’intention du gouvernement fédéral de remplacer le pont Alexandra est révélée. Le gouvernement fédéral, à la suite d’une recommandation de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), demande que le pont soit remplacé d’ici 10 ans. Une option moins coûteuse pour ce pont en fin de vie utile que de le restaurer, selon lui.

Propriété du gouvernement du Canada, le pont Alexandra est entretenu par Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC). Dans le cadre de son processus de remplacement, SPAC fait équipe avec la CCN.

Le pont Alexandra, à l’été 2007. Crédit photo : Commission de la capitale nationale (CCN).

En 2021, une coalition interprovinciale composée de défenseurs des secteurs du patrimoine, des transports et de l’environnement a été créée pour protéger l’avenir du pont Alexandra. Parmi les organismes, on comptait dès le début la Société franco-ontarienne du patrimoine et de l’histoire d’Orléans (SFOPHO) qui déclara être : « heureuse d’appuyer cette cause et d’ajouter sa voix à celles d’autres organismes qui ont à cœur l’environnement, l’histoire et le patrimoine de notre région. » La même année, le pont est ajouté à la liste des lieux patrimoniaux menacés de la Fiducie nationale du Canada.

En date d’aujourd’hui, on compte 33 organismes qui se sont joints à la coalition.

Au-delà de la perte patrimoniale que représenterait la démolition du pont Alexandra, la coalition reproche également au gouvernement fédéral son manque de transparence dans le dossier. De fait, les consultations publiques de cette semaine sont les premières occasions depuis 2019 où la population est invitée à se prononcer. Cela dit, son opinion est sollicitée pour qu’elle exprime ses préférences dans les choix des trois concepts de remplacement du pont déjà préchoisis par le gouvernement fédéral. Restaurer le patrimoine n’est pas une des trois options proposées par le gouvernement.

De l’eau va continuer à couler sous les ponts d’ici à ce qu’un nouveau y soit construit au-dessus de la rivière des Outaouais entre Ottawa et Gatineau puisque les travaux de remplacement du pont Alexandra devraient débuter en 2028 pour se terminer en 2032, estime le gouvernement fédéral. Mais pour la sauvegarde du patrimoine est-il déjà trop tard?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et du Groupe Média TFO.