Des Anglo-Québécois inquiets face à la modernisation de la Loi sur les langues officielles et au projet de loi 96

La chambre du Sénat du Canada. Archive Photos via Getty Images

OTTAWA – Les politiques contenues dans le livre blanc sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles pourraient mener à des débordements dont les minorités linguistiques de partout au pays risquent de souffrir. C’est l’opinion émise par les représentantes du Quebec Community Groups Network (QCGN) qui ont comparu devant le comité sénatorial permanent des langues officielles.

Pour sa première réunion depuis l’automne 2020, le comité recevait des experts et des groupes représentant des organismes de défense des droits linguistiques, afin d’examiner le document de réforme sur les langues officielles rendu public il y a déjà quelques mois.

Parmi les invités se trouvait la présidente du QCGN, Marlene Jennings, qui estime que l’exercice de modernisation a déjà quitté les rails.

« Il ne s’agit plus de moderniser la Loi sur les langues officielles. Nous sommes revenus à la négociation du partenariat entre le français et l’anglais au Canada, à une période de notre histoire où le concept de deux nations fondatrices de Lester B. Pearson est manifestement offensant. Compte tenu des développements des trois dernières semaines, le QCGN croit qu’il est temps d’appuyer sur le bouton pause. Nous ne pouvons pas permettre que les propositions du gouvernement sur la réforme des langues officielles aillent de l’avant avant que les Canadiens ne comprennent toutes les ramifications de ces changements sur leur vie quotidienne et sur l’avenir de la nation », a martelé Mme Jennings, dont nous traduisons ici les propos.

Le groupe de défense des droits des Anglo-Québécois va très loin dans sa lecture des intentions du gouvernement de Justin Trudeau.

« Le gouvernement cherche à refaire le fondement de son devoir traditionnel, et selon nous constitutionnel, d’égalité de nos langues officielles. Il propose de territorialiser les droits linguistiques en écrasant la vision de la dualité linguistique dans notre pays. Le gouvernement du Canada cherche à créer de nouveaux droits en matière de langue de travail et de service dans les entreprises sous réglementation fédérale pour les francophones seulement, privant les Québécois anglophones qui travaillent pour ces entreprises et en reçoivent des services au Québec d’une protection juridique égale », soutient-elle.

À son avis, le dépôt du projet de loi 96 qui vise à consolider la Charte de la langue française du Québec, la Loi 101, est une manœuvre habile pour profiter de l’impulsion donnée par Ottawa avec la modernisation de sa loi sur les langues officielles.

« Le Québec a saisi ce moment dans une démarche stratégique pour étendre la portée de l’Assemblée nationale et intégrer son statut de nation francophone dans l’ordre constitutionnel. Le partenaire fédéral a été dépassé. Le gouvernement actuel et les partis d’opposition n’ont en vue que le gain politique à court terme », juge Mme Jennings.

Joan Fraser, ancienne sénatrice et membre du conseil d’administration du QCGN, a poursuivi la présentation de l’organisme en soulignant que le document renfermait de très bons éléments.

« Il y a de très bonnes choses. Des choses vraiment très bonnes. Les dispositions sur l’éducation, sur la CBC, sur la collecte de données, et ma préférée, enfin, l’obligation pour les juges de la Cour suprême de comprendre et de parler les deux langues (officielles) », a-t-elle relevé.

Toutefois, il y a d’autres aspects du projet de modernisation qui ne lui plaisent vraiment pas du tout.

« Une clause d’asymétrie, qui place les deux langues officielles sur des plans différents, pourrait avoir un effet extrêmement grave sur l’interprétation des droits linguistiques des Québécois anglophones », prévient l’ancienne sénatrice. Elle reproche aussi au document de ne pas tenir compte de la nature spécifique de la minorité anglo-québécoise.

Des experts font leurs recommandations

Obliger le titulaire du poste de commissaire aux langues officielles à utiliser ses pouvoirs, empêcher tout recul sur les acquis linguistiques et traduire les textes constitutionnels qui sont toujours uniquement en anglais, font partie des suggestions entendues lundi par le comité sénatorial permanent des langues officielles.

Parmi les invités se trouvait la professeure au Département de science politique du Collège militaire royal du Canada, Stéphanie Chouinard.

D’entrée de jeu, elle a souligné que, si l’on veut renforcer les pouvoirs du commissaire aux langues officielles, il faut s’assurer qu’ils seront employés.

« Je me réjouis qu’on souhaite donner plus de mordant au poste de commissaire et élargir son mandat notamment vis-à-vis des entreprises privées de compétence fédérale. Toutefois au point 5.4 du document de réforme, le vocabulaire utilisé est au ‘‘peut’’ : le commissaire pourrait faire ceci, pourrait utiliser tel outil par exemple. Je crois qu’à plusieurs égards, le langage utilisé devrait être ‘‘doit’’. C’est-à-dire qu’on devrait rendre l’utilisation de certains pouvoirs obligatoire, en certaines circonstances. Il faut s’assurer non seulement que le Commissariat ait des pouvoirs accrus à utiliser, mais il faut aussi s’assurer que ceux-ci soient réellement utilisés par les commissaires à venir », a affirmé Mme Chouinard.

Une autre de ses suggestions pourrait trouver un écho favorable parmi les communautés linguistiques minoritaires.

« J’encourage fortement les législateurs à adopter une clause empêchant les reculs en matière d’égalité linguistique. Une révision périodique ne devrait jamais être le prétexte à une remis en question des droits acquis », a insisté la politologue.

Sur un autre front, la professeure propose que l’on corrige le tir, voire même que l’on change de cible en ce qui a trait à une des orientations importantes de la modernisation proposée.

« L’apprentissage de la langue seconde est au cœur de la vision de la ministre pour freine l’érosion du français au Canada. Ce vœu est louable notamment comme mesure de paix sociale, les critiques du bilinguisme faisant souvent part de leur frustration vis-à-vis des difficultés de trouver des opportunités d’apprendre le français. Toutefois, on n’indique pas dans le projet de réforme d’objectif à atteindre, ce qui rend la mesure de succès floue. D’autre part, de faire des apprenants du français la planche de salut de la langue française me semble peu réaliste », a-t-elle indiqué.

À son avis, les familles où le français côtoie une ou plusieurs autres langues, devraient être soutenues dans leur désir de préserver le français.

« Un soutien ciblé et explicite aux familles exogames, qui comptent pour une très grande proportion des transferts linguistiques intergénérationnels au Canada, m’aurait semblé une mesure plus porteuse pour la vitalité de nos communautés », a souligné Mme Chouinard

« Le français et l’anglais ne sont pas sur un pied d’égalité au Canada » – François Laroque

Le professeur de droit et spécialiste des questions linguistiques de l’Université d’Ottawa, François Larocque, s’est dit favorable au projet de modernisation tel que présenté par la ministre des Langues officielles.

Mais il reproche au livre blanc sur l’égalité des deux langues officielles de ne pas inclure l’obligation de traduire tous les textes de loi qui constituent le cadre constitutionnel canadien.

« Le projet de réforme est incomplet. Il est incomplet parce qu’il laisse passer sous silence l’obligation prévue à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982, de faire adopter la version française des textes constitutionnels du Canada. Plusieurs Canadiens et Canadiennes seraient étonnés d’apprendre que la Constitution du Canada, la loi suprême du pays n’a pas force de loi dans les deux langues officielles », a indiqué le professeur Laroque.

« Sur les 31 textes de loi qui forment la Constitution du Canada, seulement 9 ont force de loi dans les deux langues officielles. Vingt-deux ont force de loi uniquement en anglais », a-t-il déploré.

L’article 55 prévoyait que le ministre de la Justice du Canada ferait produire, puis adopter, les versions françaises de ces textes de loi « dans les meilleurs délais ».

Pourtant, dit le professeur Laroque, « la première étape a été faite, je tiens à le souligner. On a formé un comité de rédaction constitutionnel en 1984, formé des meilleurs juristes et jurilinguistes du pays. Et en 1990, ils avaient produit une traduction intégrale, et je vous dirais, impeccable, des textes constitutionnels du Canada qui sont maintenant disponibles sur le site web du ministère de la Justice. On peut les lire, mais on ne peut pas s’y fier puisqu’ils n’ont pas force de droit », a-t-il révélé.

Il dit trouver vexant pour un constitutionnaliste de ne pas pouvoir se fier aux textes constitutionnels en français, surtout que parmi les textes qui n’ont pas force de loi en français se trouve le document fondateur du Canada, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, maintenant désigné sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867.

Cependant, en 2015, le professeur Laroque ainsi que d’autres constitutionnalistes ont organisé un colloque sur le non-respect de l’article 55 et ont même publié un ouvrage à ce sujet : La constitution bilingue du Canada : un projet inachevé.

« En 2019, le sénateur (Serge) Joyal et moi-même avons déposé un acte de procédure à la cour supérieur du Québec et on a présenté une requête pour enjoindre le ministre de la Justice et le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec, à donner suite aux obligations qui sont prévues à l’article 55 », a indiqué le professeur Laroque.