Des artistes remettent en question la place de l’intelligence artificielle dans l’art visuel 

Crédit image: Yuichiro Chino via Getty Images

D’après Investissement Ontario, la province serait « un véritable carrefour de l’intelligence artificielle (IA), non seulement au Canada, mais à l’échelle mondiale ». Si la réputation de l’IA prend de l’expansion avec les années, elle soulève aussi nombre de questions, notamment dans le monde artistique en Ontario français où on n’y échappe pas. Déshumanisation de l’art, dévalorisation du savoir-faire manuel, incertitudes sur les droits d’auteur ONFR+ fait le point.

« L’IA réfère à plusieurs disciplines scientifiques en informatique, en mathématique, avec des techniques qui ont des objectifs différents. Ça peut être le langage, tout ce qui est visuel, etc. », explique Céline Casters-Renard, professeure à l’Université d’Ottawa spécialisée dans l’IA et la réglementation des nouvelles technologies.

En d’autres termes, il s’agit d’un algorithme qui, dans une utilisation artistique, conçoit une œuvre finie à partir de composantes dénichées sur le web. On la retrouve par exemple dans de nombreuses applications mobiles grand public telles que Wonder, PicsArt, Fotor, StarryAI, Lensa… des générateurs d’art capables de créer, en quelques clics, une œuvre à partir d’images répertoriées et modifiées au gré de mots, filtres et styles.

Des applications permettent de créer une œuvre en quelques clics à partir d’œuvres existantes. Ici, nous avons testé le générateur d’art Wonder.

L’IA : avec ou contre les artistes?

« Là où il commence à y avoir certains défis, c’est que l’IA est capable de créer des œuvres et avoir une certaine originalité, bien que ces outils se fondent sur des données déjà existantes », croit l’experte.

C’est cet emprunt de données qui pose problème, d’après l’illustratrice et designer graphique franco-ontarienne Josée Lavoie. « C’est sûr qu’il y a toujours beaucoup de choses qui mettent en danger le monde du graphisme et de l’art », fait-elle remarquer, en donnant pour autre exemple le logiciel Fiverr, « mais c’est surtout pour l’illustration que c’est dangereux ».

Cette dernière souligne son malaise tout particulier pour le vol de droits potentiels auxquels les artistes sont confrontés, suite à la publication de leur œuvre en ligne. 

Carys J. Craig,  avocate et professeure de droit en propriété intellectuelle à l’Université York. Crédit image : Joncarlo Lista

En réalité, « il n’y a pas grand-chose qui puisse être fait », selon la Dre Carys J. Craig, avocate et professeure de droit en propriété intellectuelle à l’Université York. D’après cette dernière, il est très difficile de savoir comment les éléments des œuvres sont utilisés ainsi qu’où ils sont dirigés.

« Si le visuel des artistes a été trouvé, ils vont généralement être aspirés dans un ensemble de données à partir duquel une IA peut former une image », dit-elle. « Un artiste ne peut donc jamais savoir si son travail est inclus ou quel travail est inclus et, honnêtement, ces ensembles de données sont généralement composés de milliers, de dizaines de milliers, de centaines de milliers, voire de millions d’ordinateurs personnels. » 

Mme Castets-Renard concède de son côté : « Je ne sais pas s‘il faut s’inquiéter, mais les frontières ou les concepts du droit d’auteur sont challengées. »

L’inquiétude d’Héritier Bilaka, un artiste visuel d’Ottawa, réside dans l’utilisation même de l’IA. D’après celui qui peint des portraits depuis 14 ans, « s’il suffit juste de tapoter sur un clavier et puis dire qu’on a créé quelque chose, je ne sais pas si la prochaine génération aura encore le sens de l’effort lié au savoir-faire manuel, le contact physique avec l’œuvre ».

Héritier Bilaka, artiste visuel d’Ottawa. Gracieuseté

L’artiste originaire du Congo affirme avoir une conception différente de ce que « devrait » être l’art. « Pour moi, l’art ce n’est pas quelque chose qui peut être seulement visuel ou technique. C’est surtout lié à l’âme et à la spiritualité, puisqu’il porte une énergie vivante », continue-t-il.

Pourtant, « ça fait longtemps qu’en droit d’auteur, on admet que l’auteur (artiste) n’est pas forcément celui qui fait matériellement », rectifie Mme Casters-Renard. Dans le cas de création d’œuvres par l’IA, l’humain reste toujours le concepteur orchestrant un résultat fini, explique-t-elle. Voilà pourquoi certains conçoivent l’IA comme un outil, rendant son rôle légitime dans plus d’un domaine artistique.

C’est aussi l’avis de l’artiste digitale Karen Vanderborght qui expérimente avec des logiciels de créativité IA comme Midjourney, Dall-E et Dream Studio, tous gagnant en popularité. Cette dernière perçoit l’aspect spontané et rationnel de l’IA comme un phénomène avec lequel il est artistiquement enrichissant de collaborer.

Karen Vanderborght, artiste digitale.

« J’aime justement comment l’IA me donne des propositions bizarres. Moi, ça ne m’intéresse pas de la concevoir comme un processus d’efficacité, je vois plutôt ça comme un jeu artistique », affiche celle qui s’intéresse à plus d’une nouvelle technologie, comme aussi la Réalité augmentée et la Réalité virtuelle. 

Cette dernière croit qu’« on aura toujours un marché où les gens veulent une peinture faite à la main par un être humain ».

Céline Castest-Renard partage la même opinion : « J’aurais tendance à penser que, pour l’instant, il n’y a pas de remplacement pur et simple de l’humain mais certainement une modification des tâches. »

Une limite à la créativité de l’IA

S’il est statistiquement difficile de prouver que le surcroît de l’IA est nuisible aux artistes, il est indéniable qu’elle ne pourra jamais complètement remplacer ces derniers, d’après Mme Casters-Renard. La raison fait l’unanimité chez tous les intervenants : elle ne peut pas incarner l’authenticité d’une démarche humaine.

La professeure donne pour exemple une entreprise qui souhaiterait collaborer avec un artiste versus un logiciel d’IA : « Si tout le monde a le même design graphique parce que les outils reprennent l’air du temps, tout ce qui est mainstream, les entreprises vont peut-être ne pas être contentes du résultat. Cela ne leur permet pas de se différencier ni de se démarquer des autres. »

Et d’affirmer que les glissements de marché sont fréquents, mais ne sont pas toujours contre-constructifs pour les humains : « Ça ne peut que nous pousser un peu plus dans nos spécificités, nos compétences et notre expertise », concède-t-elle, en faisant référence à son expérience personnelle d’enseignante. 

Article écrit avec la collaboration d’Abigail Alves Murta

Cet article a été mis à jour le vendredi 3 février 2023 à 20h.