
Des réfugiés haïtiens « renvoyés dans la gueule du loup »

En pleine campagne électorale canadienne, des milliers d’Haïtiens reçoivent l’ordre de quitter les États-Unis avant ce 24 avril. Beaucoup espèrent trouver refuge au Canada. Mais à la frontière, ils se heurtent à une dure réalité.
Des centaines d’Haïtiens fuient les expulsions massives orchestrées par l’administration Trump vers la frontière canadienne, mais leurs demandes d’asile se soldent souvent par un refus. La raison? Les États-Unis sont toujours considérés par Ottawa comme un « tiers pays sûr », malgré les « déportations » sommaires qui y ont cours.
« La réponse du Canada est timide et parfois contradictoire », s’insurge l’écrivain canado-haïtien Gabriel Osson, basé à Toronto. « D’un côté, on affiche des valeurs humanistes. De l’autre, on ferme les portes à ceux qui fuient une situation dramatique. »

Frantz André, militant d’origine haïtienne bien connu à Montréal pour son engagement auprès des demandeurs d’asile, dénonce cette situation.
« Ils sont renvoyés dans la gueule du loup. Trump a déjà commencé les déportations, sans procès, vers Haïti. C’est un crime contre l’humanité auquel le Canada participe », lance-t-il.
Lui-même est arrivé au Canada à l’âge de 10 ans, après que ses parents ont fui la dictature (1957-1971) de François Duvalier alias « Papa Doc ».
De nombreux Haïtiens titulaires d’un permis de travail temporaire créé par Joe Biden ont récemment reçu une lettre leur enjoignant de quitter le territoire américain. Même munis de ce document, ceux qui se présentent à la frontière canadienne sont refoulés, témoigne Frantz André régulièrement en contact avec des demandeurs d’asile haïtiens.
En 2022, un programme créé par Joe Biden a permis à plus d’un million de personnes — notamment des Haïtiens, Cubains, Nicaraguayens et Vénézuéliens — de vivre légalement aux États-Unis. Aussi depuis 2022, le statut de protection temporaire (TPS) a permis à plus de 520 000 Haïtiens, triés sur le volet par l’administration fédérale américaine, de travailler et de s’installer légalement aux États-Unis.
Mais ces programmes viennent d’être révoqués par Trump. Une décision suspendue par un juge la semaine dernière, mais qui a créé une onde de choc.
Situé à la frontière entre le Québec et l’État de New York, le poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, a reçu 2 094 demandes d’asile entre le 1er et le 20 avril, contre 1 356 en mars et 560 en janvier. Sauf que la majorité n’aboutit pas.
Pour être admissible, il faut désormais avoir un parent de premier degré (enfant, conjoint, parents ou grands-parents) vivant au Canada.
« Ce n’est plus un vrai programme d’asile. C’est devenu un programme de réunification familiale », déplore Frantz André.

Face à l’impossibilité de déposer une demande officielle, certains migrants prennent des risques. « Ils passent par les bois, se cachent dans des sous-sols pendant 14 jours, sans statut, sans droits, dans des conditions dangereuses », alerte André.
« Ce sont des personnes vulnérables, exposées à l’exploitation, aux abus, voire à la traite », soutient-il, qualifiant « d’irresponsable » l’attitude du Canada « de créer une zone de non-droit temporaire ».
Gabriel Osson, lui, espère « un engagement plus ferme, une solidarité réelle, au lieu de demi-mesures et de discours creux ». Il pointe du doigt les propos hostiles à l’immigration haïtienne tenus par certains candidats aux élections fédérales, notamment lors du dernier débat en français des chefs.
« Ces prises de position sont choquantes, car elles exploitent la peur et l’ignorance. Elles montrent que, malgré la richesse de la contribution de la diaspora haïtienne au Canada, le regard porté sur elle reste empreint de préjugés », assure-t-il.
Selon lui, « c’est inquiétant, car cela trahit un glissement vers un discours plus excluant, alors que le Canada s’est toujours voulu terre d’accueil ».
Responsabilité historique du Canada en Haïti
Au-delà de la réponse à la crise migratoire, c’est la posture diplomatique du Canada vis-à-vis d’Haïti qui est mise en cause.
« Le Canada fait partie du Core Group, ce cercle d’ambassadeurs étrangers qui, sous couvert de stabilisation, a souvent influencé les choix politiques haïtiens », rappelle Frantz André.
Il évoque notamment les réunions tenues au Canada en 2003, suivies, selon lui, du coup d’État en 2004 contre Jean-Bertrand Aristide, président démocratiquement élu.
« Aujourd’hui, Haïti vit une forme de guerre civile orchestrée par des oligarques qui tirent profit de l’exil massif. L’économie haïtienne dépend des transferts de la diaspora. On pousse les gens à fuir. »
Frantz André comme Gabriel Osson appellent le gouvernement canadien à faire preuve de cohérence.
Et M. Osson de conclure : « La migration haïtienne n’est pas un fardeau. C’est un appel à la solidarité. La solution passe par un appui international cohérent à Haïti, mais aussi par une politique migratoire humaine, lucide, respectueuse de la dignité humaine. »
Pour rappel, depuis l’assassinat du dernier président en poste, Jovenel Moïse, en 2021, les gangs en Haïti sévissent dans le pays. En 2024, au moins 5600 personnes ont été tuées.