Écoles francophones : quel bilan pour les libéraux en 15 ans?
[DOSSIER]
TORONTO – Cette fois, c’est terminé ou presque pour les libéraux. Samedi dernier, l’aveu par Kathleen Wynne de la défaite imminente de son parti pourrait signifier quelques changements pour les 12 conseils scolaires francophones en Ontario. Dans quelques jours, ce seront les néo-démocrates ou les progressistes-conservateurs qui tiendront les cordons de la bourse du ministère de l’Éducation. Les 26 milliards de dollars injectés dans ce ministère représentent une manne financière précieuse pour la construction des écoles franco-ontariennes.
SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @sebpierroz
Premier constat : depuis l’arrivée des libéraux au pouvoir en octobre 2003, de nombreux établissements de langue française se sont construits à travers la province. De 387 pour l’année scolaire 2002-2003, ces écoles ont vu leur nombre passer à 471 pour 2015-2016. Selon ces mêmes chiffres, la proportion d’écoles francophones était pour cette période de 9,43 % contre environ 8 %, 13 ans plutôt.
Précisons que #ONfr a choisi de s’attarder sur les données de 2015-2016 du ministère de l’Éducation comme valeurs les plus récentes. Pour les deux dernières années, les chiffres demeurent encore à l’état de projection et ne sont pas définitifs.
Autre conclusion : les budgets alloués aux 12 conseils occupent une part plus grande qu’en 2003 pour l’ensemble des quatre systèmes scolaires. Si l’on sort les calculatrices pour l’argent destiné aux programmes d’éducation élémentaire et secondaire, on constate une augmentation de cette part pour les francophones de 5,4 % à environ 6,88 % une dizaine d’années plus tard.
Plus de subventions donc pour les écoles en français, mais aussi un chiffre symbolique. C’est en 2014 que le nombre d’élèves franco-ontariens, comprendre ceux scolarisés dans l’un des 12 conseils, a officiellement franchi le cap des 100 000. Un bilan rose, donc, pour les troupes de l’ancien premier ministre, Dalton McGuinty, puis de Kathleen Wynne?
« Il faut rendre à César ce qui appartient à César », analyse Denis Chartrand, président de l’Association des conseils scolaires des écoles publiques de l’Ontario (ACÉPO). « On se porte beaucoup mieux qu’avant. »
Le président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), Carol Jolin, voit même plus loin. « Il y a eu la création d’écoles francophones, mais aussi le fait que depuis une quinzaine d’années, ces écoles ont de très bons résultats. Le taux de graduation est très fort. »
Les investissements du gouvernement libéral ne sont pas l’unique explication. Le nombre de francophones a bien souvent monté en flèche dans de nombreux endroits. C’est le cas particulièrement dans la région de Toronto.
À cela s’ajoute un aspect juridictionnel. « La menace d’une cause en cour avec la précision de l’interprétation de la Cour suprême du Canada qui s’est développée durant les dernières années est une corde de plus dans l’arc des parents », estime la politologue du Collège militaire royal du Canada à Kingston, Stéphanie Chouinard. « On voit que la Cour suprême du Canada a été en mesure d’interpréter ce que signifiait le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, selon l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. »
Des obstacles à la construction des écoles?
Malgré ces opportunités, la plupart des conseils scolaires ne sont pas encore rassasiés. À l’ACÉPO, on note scrupuleusement les villes où les écoles publiques francophones ne sont pas encore présentes. « Il y en a 47 », affirme M. Chartrand qui cite du même coup Smooth Rock Falls, Mattawa, Kirkland Lake, Peterborough ou encore, Burlington…
« Il faut bien réaliser qu’il y a un phénomène d’éparpillement chez les francophones beaucoup plus important que chez les élèves anglophones. Il y a bien souvent 200 élèves ici, 200 élèves là-bas, ce qui signifie que, proportionnellement, nous avons besoin de plus d‘écoles encore. »
Le président de l’association regroupant les quatre conseils scolaires francophones d’enseignement public enfonce le clou. « Nous sommes moins avantagés que les trois autres systèmes scolaires. C’est la raison pour laquelle nous demandons toujours un fonds de rattrapage. »
Vérification faite, il semble en effet que les quatre institutions éducatives publiques ne reçoivent que 30 % de l’enveloppe globale allouée aux conseils scolaires francophones. C’est toutefois mieux que lors de la prise de pouvoir des libéraux, où cette part n’était que de 25 %.
Mieux loties financièrement, les directions des huit conseils catholiques ont aussi leur frustration. En entrevue avec #ONfr, le président de l’Association franco-ontarienne des conseils scolaires catholiques (AFOCSC), Jean Lemay, ne mâche pas ses mots. Au cœur de la discorde : la note de service B18, publiée en 2013 par le ministère de l’Éducation, annonçant l’« Initiative visant à encourager l’utilisation commune et à la collaboration entre les conseils scolaires pour des projets d’immobilisation ».
« Cette directive du gouvernement nous oblige à partager nos établissements avec d’autres systèmes scolaires », illustre M. Lemay. « Avec les écoles de langue anglaise, cela favorise l’assimilation. Et même avec les écoles de langue française, lorsqu’on partage des locaux avec le système public, comme ce sera le cas prochainement à Kingston, cela ne fonctionne pas. En effet, nous avons notre propre identité, comme la présence de crucifix qui peut choquer des parents d’élèves du système public. Cette identité, nous souhaitons la conserver. »
Encore des besoins criants pour le Centre-Sud-Ouest
Si les constructions d’écoles tendent à augmenter, une région ne parviendrait pas encore à assouvir ses besoins. Dans le Centre-Sud-Ouest, les subventions destinées aux trois conseils scolaires (Viamonde, Providence et MonAvenir) sont proportionnellement bien plus élevées qu’en 2003-2004. Mais cela ne suffit pas. Sur le terrain, les combats se poursuivent afin de palier la présence des portatives devant les bâtiments.
Après des années de revendication, les francophones de l’Est de Toronto ont obtenu, en janvier dernier, le feu vert pour la construction d’une école. En 2016, le conseil scolaire catholique MonAvenir se rangeait bon gré mal gré derrière la décision du ministère de l’Éducation de partager ses locaux avec son homologue public de Viamonde à Hamilton.
« Le Centre-Sud-Ouest et la région du Grand Toronto, c’est là où les besoins sont les plus criants », analyse Mme Chouinard. « Les écoles fonctionnent bien souvent à 120 ou 130 % de leur capacité au moment des inscriptions. Le point névralgique reste bien souvent la question du transport. Les écoles restent extrêmement loin du lieu du domicile de l’élève, et ceux-ci ne peuvent pas se rendre à pied à l’école. Cela pousse parfois les parents à faire des choix difficiles, et à envoyer leurs enfants vers les écoles anglaises. »
Pour la politologue, l’aspect monétaire entre aussi en compte. « Dans ces régions, les conseils scolaires anglophones ont des terrains qui sont maintenant vides et valent extrêmement chers. Avec la réalité du marché immobilier du Grand Toronto, ça devient difficile de convaincre ces conseils scolaires de vendre leurs écoles aux conseils scolaires francophones. Il n’y a aucune façon pour le gouvernement de forcer ce transfert immobilier d’un conseil à un autre. »
La pénurie des enseignants francophones
Autre thème sur lequel les décisions du gouvernement n’ont pas fait l’unanimité : le passage du programme de formation des enseignants d’un à deux ans, en 2015. En conséquence, les francophones seraient moins nombreux à se destiner vers la carrière d’enseignant. Sur le terrain, les conseils scolaires doivent de plus en plus se tourner vers des professeurs suppléants. Des cas particulièrement accentués dans la région du Centre-Sud-Ouest.
Le travail de valorisation du métier n’est pas suffisant pour certains. À commencer par le président de l’Association des enseignantes et des enseignants franco-ontariens (AEFO), Rémi Sabourin.
« On sait que sur une période de cinq ans, 22 % de nos membres ne renouvellent pas leur adhésion à l’Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario (OEEO). Ces chiffres sont bien plus élevés que ceux des anglophones. Pour ces enseignants, il y a le mandat de la défense de la langue qui s’ajoute. C’est beaucoup de pression pour eux. »
Pour ne rien arranger, l’Ontario reste concurrencé dans ce domaine par d’autres provinces prêtes à mettre le prix pour se doter d’enseignants francophones. C’est le cas de la Colombie-Britannique dont le District scolaire de Vancouver mène actuellement une opération séduction dans ce sens.
« Nous mettons des solutions sur la table », laisse entendre M. Sabourin. « Il y a toujours la possibilité de créer des programmes alternatifs pour permettre aux futurs enseignants d’étudier et de conserver leur emploi en même temps. Nous envisageons aussi l’idée de raccourcir ce programme à 16 mois. Au-delà de cela, nous souhaitons que le gouvernement continue d’investir dans les programmes d’éducation en français. Même si cinq ou six étudiants sont présents, ces cinq ou six personnes peuvent régler des problèmes dans les régions. »
Dans les réponses au questionnaire de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), il y a deux semaines, seul le Parti libéral avait cité la pénurie des enseignants parmi ses priorités. Mais le parti de Kathleen Wynne était resté obscur sur sa ligne d’attaque.
Quant à l’idée de recruter au Québec des enseignants, elle n’est pas forcément la solution idéale, analyse Mme Chouinard. « Si on recrute au Québec, ces enseignants doivent être conscients des réalités. Un enseignant francophone en situation minoritaire doit savoir répondre aux besoins de la communauté, dialoguer avec le milieu duquel les étudiants vivent. »