Enseignants francophones, une profession au bord de l’implosion
La remise en cause de leurs conditions de travail fait craindre aux enseignants franco-ontariens des lendemains difficiles, non seulement pour leur profession, mais aussi pour la réussite scolaire de leurs élèves. De Cambridge à North Bay en passant par Ottawa, ONFR+ les a rencontrés et vous dit pourquoi ils se mobilisent ce jeudi.
Pour la première fois depuis 1997 et la création des conseils scolaires de langue française, les enseignants n’iront pas en classe ce jeudi, en Ontario. Une décision historique qui s’est peu à peu imposée comme la suite logique à six mois de négociations stériles avec le gouvernement.
Sur le terrain, le manque de moyens et de reconnaissance ne date pas d’hier. Les enseignants entrevoyaient donc dans le renouvellement de leur contrat échu une façon de rattraper le retard accumulé dans tous les aspects professionnels et scolaires.
Mais cette remise à plat tant attendue ne s’est pas produite. Au contraire, beaucoup parlent d’obsession budgétaire et de reculs majeurs si les plans du ministère de l’Éducation étaient mis à exécution. Pour plusieurs raisons.
Attentes en hausse, ressources en baisse
« On nous en demande toujours plus », constate Pascal Chéron. Cet enseignant connaît bien la réalité des écoles secondaires dans le Sud de la province. Il a notamment enseigné à Hamilton et Cambridge.
« On enseigne, on évalue, on corrige, on ramasse les données probantes… On a de belles données mais, au niveau humain et matériel, on n’arrive pas à répondre complètement aux attentes patronales et aux besoins des élèves. Et si on aligne toutes nos tâches, la journée ne suffit plus à atteindre les objectifs visés. »
« La différentiation pédagogique est un noble concept mais qui est impossible à appliquer sur le terrain » – Pascal Chéron, enseignant dans le Sud
L’enseignant décrit un personnel et des jeunes sous pression. « L’évaluation perpétuelle provoque de l’anxiété de performance chez les élèves dans une atmosphère de compétition généralisée ».
Pour chacune de leurs classes, les enseignants doivent en effet réaliser des diagnostics pour identifier les besoins des élèves et savoir où ils en sont dans leur apprentissage. Une tâche administrative lourde qui s’ajoute à bien d’autres, selon lui.
« C’est extrêmement important », souligne-t-il. « Si on repère que certains sont à risque au niveau de leur apprentissage en lecture ou en mathématiques, on peut mettre en place un plan d’enseignement individualisé. 20 % des élèves disposent d’un tel plan individualisé. Mais les moyens ne suivent pas. La différentiation pédagogique est un noble concept auquel j’adhère mais qui est impossible à appliquer sur le terrain. »
Et ce, d’autant que les besoins spéciaux des élèves auraient explosé ces dernières années.
« C’est beaucoup plus prononcé que ça l’était au début de ma carrière », abonde sans détour Nathalie Drolet. Cette enseignante expérimentée de North Bay, dans le Nord de la province, totalise 23 années de service en classe élémentaire.
« Les tâches ont augmenté, tout comme les besoins des élèves que soit au niveau cognitif ou pédagogique » , affirme-t-elle. « Mais on n’a pas plus de temps ni de ressources suffisantes pour répondre à tout ça. »
Dans ces conditions, les intentions du gouvernement d’augmenter la taille des classes de la 9e à la 12e année – de 22,5 à 25, contre 28 initialement – passent très mal dans les rangs des professionnels francophones, accaparés à remplir le double mandat d’enseigner, mais aussi de transmettre la langue et la culture de la minorité.
« On fait déjà tout ce qu’on peut », clame Mme Drolet, « mais nos classes sont hétérogènes. Ajouter 4 ou 5 élèves là-dedans, ça fait une grosse différence, surtout dans nos écoles francophones. On a souvent des classes à niveaux multiples et on doit enseigner des curriculums de plusieurs niveaux scolaires. »
Et d’ajouter : « L’augmentation de la taille de classe serait préjudiciable et purement économique le tout dans un contexte de pic des besoins spéciaux. »
Quand les besoins spéciaux grimpent en flèche
Les besoins spéciaux, Ariane Valois-Leduc en connaît un rayon. Elle enseigne depuis trois ans à Ottawa dans une classe dédiée aux élèves affectés par des troubles autistiques.
« Plus on augmente le ratio, moins on accorde d’attention. Il est important de respecter les ratios en vigueur, car ce sont des élèves qui ont besoin de beaucoup d’attention », juge l’enseignante.
« Plus on augmente le ratio, moins on accorde d’attention » – Ariane Violet-Leduc, enseignante dans l’Est
À cela s’ajoute un accès toujours plus compliqué aux services externes, selon elle : « Les critères sont de plus en plus limités que ce soit pour l’orthophonie ou l’ergothérapie. »
Ces services sont destinés aux enfants en grand besoin. Les autres y ont difficilement accès. « Ils sont mis sur une liste d’attente pendant un, voire deux ans, des délais qui ont tendance à s’allonger », estime Mme Valois-Leduc .
« Les parents sont alors obligés de payer de leur poche. Ceux qui ont une bonne assurance s’en sortent. Les autres non. »
Une vocation affaiblie dans un contexte de pénurie
Les enseignants sont par ailleurs inquiets de l’impact que pourraient avoir les projets gouvernementaux sur les vocations, alors que le milieu vit une situation de pénurie chronique en ressources humaines.
« Un des facteurs qui dissuade le plus est la difficulté de cette carrière », observe Mme Drolet. « Quand j’ai débuté, on n’avait jamais plus de 20 élèves en maternelle jardin. Maintenant, on est déjà rendu à des classes de 27-28. Ces conditions de travail de plus en plus difficiles rendent moins appétissant le métier. »
L’épuisement professionnel est la cause numéro un de l’absentéisme prolongé, rappelle M. Chéron. Le passage à une formation en deux ans a aussi ralenti les ardeurs, selon sa collègue.
« Faire six ans d’études supérieures pour devenir enseignant sans savoir s’il va avoir un emploi à cause des coupures ni si les conditions seront correctes, c’est un mauvais signal envoyé aux futurs enseignants », considère Mme Drolet.
« Si on n’est pas capable d’offrir des cours alléchants, on va perdre les élèves » – Nathalie Drolet, enseignante dans le Nord
« Si on est plus capable d’offrir des cours alléchants, on va perdre les élèves. Ça veut dire des pertes d’emploi, moins de services. Tout ça me fait peur pour la survie de l’école française en Ontario et particulièrement, dans le Nord de la province. Les écoles sont toutes loin et les enfants sont plus longtemps dans les autobus. C’est quelque chose qui joue contre nous. Alors, si en plus l’offre de services est affectée, les parents vont choisir l’écoles de langue anglaise, à deux coins de rue. »
« Je me bats beaucoup, au sein de mon école, pour que les enseignants soient mieux outillés pour encadrer ces élèves. Au-delà des qualifications professionnelles, on a besoin de conseillers en éducation spécialisés, des gens qui apportent un regard neuf sur une situation. Mais là aussi, ces personnels sont moins présents qu’avant. Ils sont pourtant essentiels. »
Au manque de ressources humaines, s’ajoute le manque de ressources matérielles : « 95 % des ouvrages en ligne sont en anglais. Par miracle, quelques éditeurs font des livres en français. Mais on sent que tout ça est fragile », perçoit-elle.
La grève, un geste de dernier recours
Dans ces conditions, la grève de ce jeudi vise à accroître la pression sur le gouvernement.
« Une convention collective difficile n’aidera pas ce gouvernement a se faire réélire », juge M. Chéron. « Il aura des comptes a rendre si la situation dégénère. Il faut trouver un terrain d’entente bon pour tout le monde », poursuit-il, rappelant que le débrayage était le plan Z de l’Association des enseignantes et enseignants franco-ontariens (AEFO). « On a toujours voulu trouver des solutions raisonnées à des problèmes concrets. »
« On est rendu là, car on a tout essayé », déplore Mme Drolet, en référence aux négociations, aux dénonciations des coupures ou encore à la grève du zèle. « En bout de ligne, on se bat pour les conditions d’apprentissage de nos élèves. On veut ce qu’il y a de mieux pour eux. »
« Les gens sont résolus et prêts à se battre, car on vit tous les jours ce que les coupures ont déjà commencé à affecter », conclut Mme Drolet.
« Y’a aussi un peu de nervosité, car c’est l’inconnu. La majorité de mes collègues n’ont jamais connu de débrayage. Mais on est conforté par les parents qui comprennent qu’on se bat pour leurs enfants. »