Entre toxicomanie et détresse mentale, Ottawa s’enlise dans la crise de l’itinérance
OTTAWA – Depuis la pandémie, le portrait de l’itinérance dans la capitale a changé. De nombreux ménages qui détenaient peu d’épargne pour absorber une baisse de revenu, ont perdu leur logement. Avec une enveloppe budgétaire supplémentaire de 24 millions de dollars, la ville tente, tant bien que mal, de juguler une crise du logement abordable et de l’itinérance qui s’étend dangereusement.
Il suffit de traverser le centre-ville, de remonter les rues principales de Somerset, d’Elgin ou de Bank en passant par le Parlement, le centre Rideau, le Marché By et de poursuivre sa course sur l’avenue King Edward jusqu’à Vanier, pour se rendre compte du désarroi de ces personnes en proie aux substances, aux troubles mentaux et à la malnutrition.
Certains habitants se plaignent de ces voisins indésirables, d’autres décident tout simplement de ne plus venir en centre-ville. « Je ne vais quasiment jamais au Marché By à cause de ça et mes enfants n’ont pas envie non plus. Voir des gens drogués qui hurlent à moitié nus dans les rues, non merci », glisse cette mère de famille au micro d’ONFR+.
Même constat pour une jeune expatriée belge qui habite dans le quartier : « À chaque fois que je sors de chez moi, je dois vérifier s’il y a des itinérants qui sont toujours en vie. Je me demande ce que la Ville fait et j’ai l’impression que les sans-abri qui ne prennent pas de drogues finissent par en consommer. J’en ai rarement croisés qui n’étaient pas sous l’influence de drogue », constate-t-elle.
En 2022, Ottawa a recensé plus de 11 000 personnes en attente d’un logement abordable. Parmi elles, près de 2 500 vivaient dans des motels et autres refuges.
Pour la conseillère municipale Catherine Kitts, la crise que vit la capitale dépasse de loin le phénomène de l’itinérance : « C’est beaucoup de choses. C’est la crise des sans-abri, c’est la crise des opioïdes, mais c’est aussi le coût du logement et l’inflation. »
Tout cela cumulé, en plus des enjeux de santé mentale, fait que l’on atteint un point de non-retour, estime l’élue municipale, ravie que les 24 millions du gouvernement provincial aillent à la Société de logement communautaire d’Ottawa. « Je pense que c’est la meilleure façon d’allouer cette somme. Nous devons construire des logements abordables car c’est cela qui aura le plus d’impact », pense-t-elle.
Les refuges : la solution de facilité
« Quand il n’y a plus de place dans les refuges, les personnes à la rue sont envoyées dans les centres communautaires ou récréatifs de mon quartier », s’indigne la conseillère du quartier Rideau-Vanier, Stéphanie Plante.
« Il y a 12 refuges dans mon quartier, c’est trop. Évidemment, la crise du logement m’inquiète, mais je suis préoccupée par la dépendance aux refuges dans notre ville. Il faut trouver des solutions à long terme et arrêter de prendre nos salles communautaires. »
« Les refuges débordent », avait d’ailleurs lancé Clara Freire, directrice des services communautaires de la ville en avril dernier, lorsque le conseil municipal d’Ottawa avait tiré la sonnette d’alarme, auprès du ministre du Logement et du premier ministre Ford. Pour cause, le montant alloué via l’allocation du financement du Programme provincial de prévention de l’itinérance 2023-2026, avait été sous-estimé, puis réévalué au mois de mai.
Les refuges doivent être temporaires, défend la conseillère Stéphanie Plante, dépeignant des situations où des familles restent plus de six mois dans ces lieux. À Ottawa, 21 familles de plus de sept enfants sont actuellement logées dans des motels ou refuges.
« Il faudrait éparpiller ces services, faire pareil pour les démunis et les gens vulnérables » – Stéphanie Plante
Pour plusieurs conseillers, cette situation ne peut plus durer. En mars dernier, un enfant de deux ans est décédé. Selon la mère de famille, les conditions de vie insalubres dans le motel où elle et ses cinq enfants étaient placés, en sont la cause.
L’autre problème que constate la conseillère Plante, c’est que la concentration des refuges dans son quartier rend le problème de l’itinérance très compliqué à gérer.
« On doit avoir une approche différente : il faut sortir ces gens du quartier 12. Si toutes les bibliothèques, toutes les piscines et tous les parcs étaient dans le même quartier, les gens ne seraient pas ravis. Il faudrait éparpiller ces services, faire pareil pour les démunis et les gens vulnérables. Je ne crois pas que ça les aide d’être les uns sur les autres. »
Dans les quartiers 12 et 14, les personnes les plus vulnérables se côtoient. Toxicomanes, femmes victimes de violence, enfants, personnes racisées... La conseillère Plante décrit « des vulnérabilités dans les vulnérabilités » qui conduisent tout droit à une impasse sociale.
Ottawa aurait dépassé sa capacité de 366 %
Selon l’enquête menée par le Comité des services communautaires, se basant sur les données de 2022, plus du quart des personnes recensées dans les refuges ont intégré ces espaces pour la première fois durant l’année.
L’afflux que connaissent les systèmes d’hébergement est « exacerbé par la crise de l’accessibilité, des facteurs économiques tels que les pressions inflationnistes et le manque de logements abordables. Ces pressions ont conduit le conseil municipal à déclarer une crise du logement et de l’itinérance en janvier 2020 ».
En dépit de cette reconnaissance qui perdure aujourd’hui, le besoin de services et de soutiens continue d’augmenter aujourd’hui, affirmait la directrice des services communautaires en avril dernier.
Il existe deux types de services d’hébergement d’urgence temporaire à Ottawa : les refuges et les logements de transition. Mission Ottawa qui est le plus vieux et le plus grand refuge d’Ottawa, explique dans son plus récent rapport que « la pandémie est en partie responsable de la hausse dévastatrice des signalements de troubles mentaux, de consommation de drogues et de surdoses, sans oublier l’augmentation de la faim ».
L’occupation d’Ottawa en février 2022 et l’impact économique de la guerre en Ukraine ont de surcroît exacerbé ces tensions, ce dernier conflit ayant entraîné un taux d’inflation historique.
La directrice des services sociaux et communautaires, dans son rapport, indique que « les refuges locaux d’Ottawa fonctionnent au-delà de leur capacité ».
« Chaque nuit de l’année dernière, 2 067 personnes à Ottawa se trouvaient en situation d’itinérance, et ces chiffres continuent d’augmenter. Le système d’hébergement pour les familles dépasse actuellement sa capacité de 366 %, ce qui a nécessité l’utilisation d’hôtels, de motels et de résidences étudiantes supplémentaires pour accueillir les personnes. »
Le Système d’information sur les personnes et les familles sans abri (SISA) a justement collecté plusieurs données auprès des refuges à Ottawa. Ces chiffres indiquent une hausse du taux d’occupation des refuges dans la capitale entre 2021 et 2022, mais aussi une augmentation de l’itinérance chronique. Cependant, cette dernière a diminué chez les familles (-3%).
Les récentes données de Santé Ottawa liées à la consommation d’opioïdes – bien qu’il soit difficile d’associer ces chiffres à l’entièreté des sans-abri – démontrent une augmentation des cas de surdoses en 2023. Ainsi, en janvier 2022, les urgences enregistraient 48 cas de surdoses, contre 81 et en janvier 2023.
Si les plus récentes données du dénombrement de la population itinérante sont encore en évaluation, de l’avis de plusieurs conseillers, vu la situation économique actuelle, l’itinérance ne fera que s’aggraver.