Faut-il lire les livres dans leur langue d’origine?

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

Je devais avoir 14 ou 15 ans quand j’ai commencé à lire Dostoïevski. Je fus prise sous le charme de cet auteur russe qui décrivait une société mondaine et rurale, fascinée et suspicieuse de la civilisation occidentale toutefois ancrée dans un imaginaire russe nordique, religieux, parfois oriental, dont j’ignorais presque tout.

Dostoïevski n’était pas le seul auteur russe que j’admirais. Je m’intéressais également à Tolstoï dont les grands chefs-d’œuvre Guerre et paix et Anna Karenina m’ont rapprochée encore de ce monde merveilleux.

Mon admiration pour cette écriture à la fois sombre et mélodieuse ne cessa que lorsque j’ai commencé l’université et que je ne trouvais plus le temps de jongler entre mes cours, mes devoirs et mes longues lectures. Pour me faire pardonner cette rupture involontaire, j’ai pris la décision de m’inscrire au centre culturel russe pour apprendre la langue russe de Dostoïevski, sa prose et la profondeur de ses livres. Mon objectif était de lire ses livres dans leur langue d’origine.  

Il a suffi d’un cours d’introduction difficile et deux cours manqués – à cause de mon emploi du temps chargé -, pour me rendre compte que ma connaissance du russe allait s’arrêter à quelques phrases banales comme « Comment t’appelles-tu? » ou « D’où viens-tu? » Mon objectif révolutionnaire de vouloir lire l’œuvre de Dostoïevski dans sa langue d’origine s’est évaporé comme une flaque d’eau dans le Sahara.

Plus tard, je lus des livres traduits de la langue turque, de l’anglais, de l’allemand et plus jamais je n’eus cette envie de les lire dans leur langue d’origine. Mon amour de la littérature allait au-delà des mots écrits dans la langue d’origine. Je savourais les mots tels que choisis par le ou la traductrice en imaginant qu’ils étaient identiques à ceux minutieusement composés par l’auteur d’origine. Dorénavant, tout ce qui m’importait, c’était l’histoire et la poésie qui s’en dégageaient.

Tout récemment j’ai fait la découverte d’une auteure omanaise : Jokha Alharthi. J’ai lu en anglais son livre Narinjah : The bitter orange tree. C’est le mot « Narinjah » sur la couverture qui m’a intriguée. Un mot arabe que nous utilisons dans notre dialecte tunisien. C’est le fruit du bigaradier, un arbre dont les fruits très amers sont parfois consommés en confiture. Le titre d’un roman écrit en arabe puis traduit en anglais.

D’anciennes plaies rouvertes

Malheureusement la version française n’est pas encore sortie. Mais la découverte de cette auteure m’a plongée dans le monde littéraire de Jokha Alharthi et c’est ainsi que j’ai pu lire en français son premier roman : Les Corps Célestes.

Traduit de l’arabe par Khaled Osman, un auteur qui a traduit des grands de la littérature arabe comme Naguib Mahfouz, prix de Nobel de la littérature, Les corps célestes, intitulé dans sa version originale Les dames de la lune, m’a rouvert mes anciennes plaies. Ou disons m’a fait retomber dans ma naïveté d’adolescente : celle de vouloir lire l’œuvre dans sa version originale c’est-à-dire en arabe.

L’aurais-je autant apprécié jusqu’à l’aimer si j’avais lu le même livre en arabe? Un livre écrit en arabe classique pur avec des dialogues en vernaculaire omanais. Mais alors, peut-être que je n’aurais pas pu saisir toutes les nuances de ce dialecte dont j’ignore plus d’une subtilité. Le traducteur n’est-il pas dans ce cas en train de me sauver d’un échec certain, celui de perdre une partie de l’histoire.

Mais qu’en est-il de la beauté et de la profondeur des mots dans leur langue d’origine? N’y aurait-il pas un soupçon, même un chouia qui partirait avec les nouveaux mots formulés dans la langue de Molière. Gagner en compréhension et perdre en profondeur. Un dilemme dont je ne voudrais pas en être l’arbitre.

Avant de lire Les corps célestes, je ne connaissais presque rien du Sultanat d’Oman. Peut-être quelques photos de cartes postales et le nom du roi Qaboos dont le géniteur est considéré comme le père fondateur du Sultanat moderne d’aujourd’hui. Mais rien des habitudes sociales, des relations hommes femmes, du climat, de l’architecture… Un mystère qui se remplit insidieusement de préjugés ou de graines d’ignorance.

Des histoires de femmes qui se cherchent et se racontent

Jokha Alharthi dépoussière ces graines de mes neurones. Avec des histoires, surtout de femmes, qui se cherchent et se racontent. Maya, celle qui est follement amoureuse d’un homme qui ne la regarde pas. Celle qui supplie Dieu pour que cet homme la voit. Celle qui promet à Dieu qu’elle fera tout si jamais cet homme la remarque.

Évidemment Dieu avait d’autres plans pour elle. C’est un autre homme qui tombe follement amoureux d’elle et devient son mari mais c’est Maya ignore ce mari à son tour. Le corps qui procrée mais l’esprit qui vagabonde dans les cieux. Jamais Maya ne sera plus pareille. Elle se marie pour oublier. Elle dort aussi beaucoup pour s’évader.

Il y aussi sa sœur Khawla. L’intelligente, la féministe, sans jamais la nommer de la sorte, celle qui apprend et veut éduquer les gens autour d’elle. C’est aussi celle qui refuse tous les hommes qui demandent sa main car elle attend le retour de celui qu’elle aime, un cousin qui est parti au Canada et qui apparemment ne retournera jamais. Un « suicide sentimental ». Une façon de refuser pour ne jamais se marier. Une façon de s’affirmer dans une société patriarcale, traditionnelle qui s’ouvre à pas de tortue vers la modernité.

Et l’autre sœur Asma, celle qui accepte les normes de la société. Celle qui se marie pour faire plaisir à ses parents parce qu’« on » doit se marier.

De la lignée des poétesses arabes du désert

Professeure de littérature arabe, Jokha Alharthi a fait des études de doctorat à l’Université d’Édimbourg en Écosse. Étudier l’arabe chez les Écossais. Comme la lectrice que je suis : lire un roman écrit en arabe, ma langue maternelle, dans sa version traduite en français. Toute une gymnastique pour en fin de compte savourer des histoires et surtout découvrir une plume très poétique.

Jokha Alharthi représente une autre voix limpide et forte de la même lignée que ses poétesses arabes du désert dont très peu est connu aujourd’hui. Des matriarches gardiennes farouches de leur société mais aussi des témoins redoutables de leur temps.

Elle m’a beaucoup appris sur elle, en tant qu’écrivaine, mais surtout sur son pays, ses paysages, ses villages, ses démons et ses anges, et ses hommes et ses femmes qui souffrent, s’aiment et résistent.

Une vraie découverte dans la langue de Molière qui m’est venue du fin fond de l’Arabie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.