Faut-il un ministère fédéral des langues officielles?
OTTAWA – Placé sous responsabilité du très dense ministère du Patrimoine canadien, le dossier des langues officielles peine à se tailler une place dans les priorités du gouvernement de Justin Trudeau. Dans ces conditions, serait-il souhaitable que le gouvernement fédéral s’inspire de l’Ontario pour lui donner un ministère à part entière? #ONfr a interrogé les politologues Stéphanie Chouinard, Frédéric Bérard et Frédéric Boily.
BENJAMIN VACHET
bvachet@tfo.org | @BVachet
Les langues officielles auront plus de visibilité en 2018 avec le dévoilement, d’ici mars, du nouveau Plan d’action pour les langues officielles. Mais depuis l’élection de Justin Trudeau en 2015, le sujet reste en retrait, déplore le codirecteur de l’Observatoire national en matière de droits linguistiques, Frédéric Bérard.
« C’est aberrant que le gouvernement libéral, mené par le fils de Pierre-Elliott Trudeau, ne soit pas capable d’en faire plus! Par rapport au gouvernement Harper, on fait du surplace. »
À l’entrée du Parti libéral au pouvoir, plusieurs observateurs et membres des communautés francophones de l’extérieur du Québec s’étaient émus de la disparition de « langues officielles » dans le titre de la ministre du Patrimoine canadien. Il s’agissait, selon le gouvernement, de montrer que la question des langues officielles concerne tous les ministères.
« Ce n’était pas une bonne décision, car ça a donné l’impression que plus personne n’était vraiment responsable », note le professeur de sciences politiques à l’Université de l’Alberta, Frédéric Boily.
L’idée de scinder le ministère du Patrimoine canadien pour créer un ministère des langues officielles à part entière pourrait donc être une solution, concède-t-il, même si la question du coût se poserait forcément.
« Mais on a vu que le gouvernement n’avait eu aucun problème à scinder le ministère des Affaires autochtones », remarque Stéphanie Chouinard, professeure adjointe au département de science politique du Collège militaire royal du Canada.
Avantages et inconvénients
Mme Chouinard et M. Boily soulèvent plusieurs points à prendre en considération.
« Ça aurait l’avantage de donner aux langues officielles une voix complètement dédiée au sein du cabinet. Mais là où le bât blesse, c’est de savoir qui pourrait, au sein de l’équipe Trudeau, assumer cette tâche? Il pourrait aussi y avoir un effet négatif d’inciter les autres ministères à délaisser leurs responsabilités », prévient la politologue.
S’appuyant sur l’exemple de l’Ontario, M. Boily note qu’avoir un ministère n’apporte aucune garantie.
« Sur le plan symbolique, c’est beau, mais sans financement adéquat, ça reste symbolique. »
La solution pourrait toutefois être intéressante, juge M. Bérard.
« Ce serait absolument souhaitable, car actuellement le dossier est enseveli sous les autres dossiers de Patrimoine canadien. Avoir un ministre dont ce serait la seule job garantirait qu’il s’y consacre à 100 % et que, pour bien paraître, il tente de bouger les choses. »
Un problème de ministre?
Avant même de penser à créer un nouveau ministère, M. Boily estime que le manque de visibilité des langues officielles est surtout dû à la ministre en place, Mélanie Joly.
« Il y a eu un temps où Patrimoine canadien était beaucoup plus proactif dans la défense des langues officielles. Aujourd’hui, le problème se situe à la direction du ministère. Mme Joly manque de connaissance et d’expérience, et ne semble pas s’intéresser vraiment à ce dossier. Elle a très peu à dire sur la question. »
Selon lui, la taille du ministère du Patrimoine canadien, qui gère un important budget et de nombreux dossiers, n’est pas en cause.
« Mme Joly donne l’impression que le portefeuille est trop gros, mais quand il y a un ministre qui a une forte sensibilité à cette question, on ne perçoit plus le problème. Il y a certainement quelqu’un dans l’équipe de M. Trudeau qui pourrait faire mieux. Le premier ministre a fait une erreur en confiant à Mme Joly un dossier pour lequel elle n’était pas prête. »
Une question de volonté politique
M. Bérard se montre moins catégorique sur le cas de la ministre Joly.
« Peu importe la volonté de la ministre en place, si le bureau du premier ministre ne veut pas faire bouger les choses, ça ne bougera pas, car tout est centralisé. »
« Les ministres sont des porteurs de ballons. Ils peuvent apporter des choses, mais à la fin c’est le bureau du premier ministre qui décide si les langues officielles sont une priorité. » – Frédéric Bérard
La volonté politique reste donc la clé, s’accorde à dire les trois politologues.
« En ce moment, les priorités du gouvernement sont ailleurs, notamment la diversité et la réconciliation avec les autochtones », lance M. Boily.
Le codirecteur de l’Observatoire national en matière de droits linguistiques estime que le moment est pourtant opportun.
« Justin Trudeau craint de ranimer les vieilles querelles en parlant des langues officielles, raison sans doute pour laquelle il a choisi un commissaire [Raymond Théberge] qui ne fera pas trop de vagues. Pourtant, il n’y a plus vraiment de risque politiquement, mais plutôt des gains à faire. »
D’autres solutions pourraient aussi être envisagées. Récemment, le président de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, Jean Johnson, estimait que la solution serait de confier le dossier des langues officielles au Bureau du Conseil privé, rappelant que celui-ci « a l’autorité sur tous les ministères ». Mme Chouinard suggère une autre possibilité.
« Comme il le fait dans d’autres domaines, le gouvernement pourrait tout simplement intégrer une analyse systémique de toutes ses politiques publiques afin d’établir, dès le départ, quel en serait l’impact sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Ce serait intéressant d’avoir ce genre de mécanisme pour tous les portefeuilles. »
POUR EN SAVOIR PLUS :
Les cinq dossiers à surveiller en 2018 pour les langues officielles