Ford et les francophones : une rupture d’entrée
[ANALYSE]
TORONTO – Le terme « historique » est peut-être l’un des plus galvaudés de la langue française. Il ne faut pourtant pas en sous-estimer l’emploi après les annonces du gouvernement ontarien, la semaine dernière. La journée du 15 novembre 2018 est entrée dans l’histoire franco-ontarienne.
SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @sebpierroz
En annulant le projet de l’Université de l’Ontario français, mais surtout en supprimant le poste du commissaire aux services en français, François Boileau, le premier ministre ontarien a frappé fort. Trop fort. La neutralité bienveillante des militants franco-ontariens envers Doug Ford est maintenant terminée. À l’image de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) et son slogan « Résistance », la guerre est déclarée.
Il y a véritablement des airs de la crise de Montfort en 1997 qui flottent depuis quelques jours. C’est en tout cas la première rupture ouverte entre le gouvernement de l’Ontario et les Franco-Ontariens depuis cette époque.
Difficile encore à dire si le premier ministre avait prémédité son coup ou s’il n’a pas tenu compte de la fameuse « lentille francophone ». Deux choses certaines désormais : d’une, l’aîné de la Ford Nation considère bel et bien les francophones comme une minorité parmi d’autres.
Surtout, Doug Ford a ruiné quatre années d’efforts de certains progressistes-conservateurs pour renouer avec un électorat franco-ontarien jusque-là méfiant.
Quatre années d’efforts ruinés
Patrick Brown, l’ancien chef du parti ou encore Roxanne Villeneuve-Robertson, sa conseillère aux Affaires francophones, incarnaient cette nouvelle génération plus ouverte, moins unilingue et « Toronto-centriste ».
L’ovation debout reçue par la députée progressiste-conservatrice, Amanda Simard, lors du congrès de l’AFO fin octobre, quelques jours après sa motion déposée pour l’identification linguistique de la carte santé, semblait alors enterrer les mauvais souvenirs des progressistes-conservateurs lorsqu’ils gouvernent. Tout sera à refaire maintenant pour l’élue de Glengarry-Prescott-Russell, sans doute bien intentionnée, mais pas aidée par les dernières décisions.
Quant à Caroline Mulroney, dont le double portefeuille de procureure générale et ministre déléguée aux Affaires francophones devait représenter une rampe de lancement éventuellement vers une carrière politique prometteuse, il s’agit là d’un véritable baptême du feu.
Sous le coup des critiques depuis jeudi, Mme Mulroney suscite des interrogations. Pour les uns, Doug Ford a agi sans la consulter. Son absence à Queen’s Park peu après les annonces, jeudi dernier, peut même s’interpréter comme un signe de protestation vis-à-vis de son chef. Pour les autres, Mme Mulroney, en tant que procureure générale, avait un rôle déterminant dans l’énoncé économique. Le document ne pouvait être dévoilé sans son approbation.
Dans les deux cas, pour les militants, Mme Mulroney ne serait pas assez armée pour faire avancer les dossiers… ou éviter que les acquis des dernières années ne fondent. La rupture n’est ici pas consommée comme avec Doug Ford, mais la confiance est ébranlée.
Et maintenant, la mobilisation?
En partant ouvertement aux barricades contre Doug Ford, les militants devront en tout cas parler d’une voix forte et unie. Une formule quelque peu basique, mais qui reflète en réalité un défi immense à l’ère des médias sociaux, où certains cherchent leur heure de gloire.
Les querelles des dernières semaines sur les « vrais » chiffres des francophones en milieu minoritaire apparaissent aujourd’hui bien dérisoires. Qu’ils soient 1,5 million, 622 340 ou seulement 300 000, les Franco-Ontariens ont aujourd’hui surtout besoin d’être à la fois volubiles et organisés. Les grandes batailles ne se gagnent pas au nombre de soldats, mais à leur engagement indéfectible.
Cette analyse est aussi publiée dans le quotidien Le Droit du 19 novembre.