Illusions, tromperies et recensement

Benjamin Vachet

[CHRONIQUE]

C’est le temps de remplir son formulaire de recensement. Et il est populaire cette année. Tellement populaire que Buzzfeed se moque de notre enthousiasme. Tellement populaire que le Globe and Mail fait un quiz pour les mordus de recensement. Et nous, fiers francophones sensibilisés, nous savons que c’est notre devoir, tous les cinq ans, de vaillamment remplir les questions pour que le gouvernement sache qu’on existe.

CÉLESTE GODIN
Chroniqueuse invitée
@haligeenne

Selon la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, « votre gouvernement provincial, votre municipalité et même vos organismes francophones ont besoin de ces renseignements pour savoir où ils doivent offrir de nouveaux services ou améliorer ceux qui existent déjà ».

Je préciserais que de plus, le financement de la FCFA et des organismes francophones partout au pays dépend assez directement des chiffres du recensement.

Chez moi, à Dartmouth, nous sommes trois colocataires Acadiens/Francophones. Notre maison est notre forteresse où on peut parler en français dans cette ville britannique, sans rendre personne mal à l’aise. Quand on met de la musique en français, personne ne se sent exclu. Ça peut sembler petit, mais dans notre contexte régional, c’est pratiquement la révolution ouverte. Alors, quand l’activité de l’année est arrivée chez nous, quel plaisir de faire notre part!

Mais ce n’est jamais facile de faire rentrer nos identités et nos réalités complexes dans les cases créées par le gouvernement fédéral. Même la Sagouine d’Antonine Maillet a parlé du défi d’expliquer à des « recenseux » qui elle était exactement : « Parce qu’y avont sus leux listes, là, une question encore ben pus malaisée. Ah!! là, Gapi non plus savait pus quoi répondre. Ta natiounalité, qu’ils te demandont. Citoyenneté, pis natiounalité. C’est malaisé à dire. »

La vraie question

Ça roulait bien, jusqu’à ce qu’on arrive à la vraie question : quelle langue parlons-nous à la maison? Nous nous sommes regardés avec une culpabilité palpable.

On se parle en français, bien sûr. Mais ça serait malhonnête de dire que c’est exclusif. On se parle aussi beaucoup en anglais. Et ce n’est pas une question de chiac, parce que ce mélange de langues est propre au sud-est du Nouveau-Brunswick. Nous avons notre propre mélange, qui est plus parlé en sections, en paragraphes, parfois en français, parfois en anglais, plutôt que le chiac où les langues apparaissent toutes deux dans la même phrase.

Nous parlons surtout en anglais quand on parle des émissions qu’on regarde, quand on explique les jeux auxquels on joue, quand on parle d’un sujet qu’on connaît seulement en anglais, quand on parle à nos amis avec qui on a été à l’école en français mais à qui on parle an anglais, quand un seul anglophone met les pieds chez nous… Et on le fait inconsciemment.

Je nous observe depuis des mois et je sais pour sûr que nous parlons en anglais, alors que nous croyons parler en français. Mais ce comportement est tellement inconscient que mon autre colocataire ne me croyait pas lorsque je lui en parlais.

On essayait d’estimer combien de temps on parlait en anglais à la maison : « I don’t know, twenty-five percent? ». « No, plus like thirty to fifty, I think! » Et on s’est rendu compte qu’on calculait ironiquement ces chiffres en anglais. Un désenchantement sans égal.

Une trahison?

Alors que doit-on mettre quand le gouvernement nous demande quelle langue on parle à la maison? Si on met les deux langues, avons-nous failli à notre projet de foyer francophone? Si nous mettons que nous parlons juste en français, mentons-nous au gouvernement, en plus de nous mentir à nous-mêmes? Sommes-nous des millions à penser qu’on parle en français alors que la majorité de nos mots sont en anglais? Est-ce une auto-trahision, une hypocrisie, ou un comportement langagier normal dans notre environnement? Am I even writing this in french right now?

Notre francophonie est pleine d’illusions et de tromperies. Nous sommes pris en quelque part entre le message officiel, que nos communautés sont vibrantes et que nous vivons en français, et nos réalités pleines de culpabilité, de honte et de comportements contre-intuitifs.

C’est difficile d’admettre combien gros est le gouffre entre les deux mondes. C’est difficile de s’observer et voir qu’on se leurre à penser qu’on parle en français. Et c’est très difficile de faire rentrer ça dans une case du gouvernement fédéral.

Nous avons fini par nous dire qu’on se parle en français à la maison, parce que nous avons le droit de vivre la même fantaisie que tout le monde.

Céleste Godin est une écrivaine et militante acadienne de la Nouvelle-Écosse.

Note : Les opinions exprimées dans cette chronique n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position de #ONfr et du Groupe Média TFO.