Il y a 40 ans, le français devenait langue officielle des tribunaux ontariens
TORONTO – Le 1er mai 1984, la Loi sur les tribunaux judiciaires recevait la sanction royale, intronisant le français comme langue officielle des tribunaux ontariens, au même titre que l’anglais. 40 ans plus tard, dans la réalité, de nominations de juge unilingue en reports d’audience, les défis s’accumulent, faute de main-d’œuvre, de valorisation des postes administratifs et de volontarisme d’une partie de la profession.
Si les justiciables franco-ontariens peuvent réclamer un juge bilingue, ou encore des audiences et documents en français, c’est essentiellement grâce à la Loi sur les tribunaux judiciaires. Adoptée en 1984 sous l’impulsion du procureur général Roy McMurtry, récemment décédé, cette loi a changé la donne en Ontario.
« Il a compris que c’était une question de justice et d’équité envers la minorité francophone de l’Ontario », mesure François Larocque, titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droits et enjeux linguistiques.
« Avant McMurtry, le français était une langue étrangère devant les tribunaux. Il n’y avait aucune reconnaissance particulière. Pour lui, c’était incompatible avec la dualité linguistique du Canada », décrypte Étienne Saint-Aubin, coordonnateur des services en français au ministère du Procureur général à cette époque. Ce dernier compare sans détour l’ancien système judiciaire à un « désert juridique au niveau du français ».
D’abord circonscrite aux régions désignées sous le gouvernement Davis, puis généralisée à l’ensemble de la province en 1986, sous le gouvernement Peterson, la Loi s’est appliquée à tâtons à ses débuts. « Il était impossible de prévoir une capacité bilingue dans toutes les régions mais on pouvait organiser des procès sur demande, se remémore Me Saint-Aubin. On a donc constitué des équipes volantes et muté certaines ressources dans les endroits en plus grande demande. »
Quelques années auparavant, de premiers balbutiements étaient certes apparus comme la traduction de lois en français, un projet-pilote de tribunal bilingue à Sudbury lancé en 1976 ou encore la fondation de l’Association des juristes franco-ontariens (AJEFO) en 1981.
« Robarts, Davis (premiers ministres) et McMurtry font partie d’une génération de gens qui s’est ouverte à la francophonie au moment où le nationalisme québécois battait son plein, avec un grand mouvement d’affirmation de l’identité francophone, mais aussi la commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturarisme », analyse la chercheuse Linda Cardinal, vice-rectrice adjointe à la recherche à l’Université de l’Ontario français.
« Tout cela donnait l’impression que la société était en crise et l’Ontario considérait alors qu’il avait un rôle à jouer dans la fédération, un rôle plus grand que celui de simplement s’occuper de son jardin. »
Depuis l’adoption de la Loi sur les tribunaux judiciaires, plusieurs ajouts sont venus bonifier les dispositions linguistiques dans les tribunaux de la province, que ce soit le droit à une instance bilingue par dépôt de réquisition ou déclaration (légiféré en 2001) ou l’implantation d’un accès en français fluide dans les palais de justice d’Ottawa (2015), Sudbury et North Bay (2022). Depuis 2021, les documents en français sont en outre acceptés dans tous les tribunaux.
Manque de main-d’œuvre bilingue et délais d’attente
Cependant, quarante ans plus tard, le manque de juge dans les tribunaux demeure un des principaux obstacles à l’application de la Loi de façon équitable et dans des délais raisonnables. Leur nomination est de la responsabilité provinciale pour la Cour de justice de l’Ontario, et fédérale pour la Cour supérieure et la Cour d’appel.
Le bureau du Procureur général affirme ne pas ménager ses efforts pour que suffisamment de juges bilingues œuvrent en cour en apportant des changements à la loi, mais renvoie la responsabilité des nominations aux juges en chef de la Cour de justice de l’Ontario.
« Il est de sa responsabilité de décider quels postes vacants au sein de la magistrature doivent être pourvus et si ces postes doivent être bilingues. (…) Le procureur général ne peut recommander au Conseil des ministres que des candidats que lui a recommandés le Comité consultatif sur les nominations à la magistrature. »
Or, les justiciables francophones se heurtent régulièrement à l’absence de juges capables de les entendre, y compris dans des zones désignées. En 2021, le district d’Algoma, où vivent nombre de francophones, a même perdu son juge bilingue.
Du côté de la Cour supérieure, une cinquantaine de juges seraient bilingues, mais le jeu des affectations et rotations crée des situations parfois ubuesques, comme à Brampton où un homme accusé d’importer quatre kilos d’héroïne s’est vu dispensé de procès en mars dernier en première instance, la Cour ne pouvant pas garantir d’audience en français.
Quant à la Cour d’appel, selon les chiffres obtenus par ONFR, neuf juges sur 29 sont bilingues, dont six sont à temps plein et trois surnuméraires, soit une légère augmentation depuis dix ans. Au début de 2014, ils étaient cinq à temps plein et trois surnuméraires aptes à présider une audience en français. Une date d’audience s’obtient dans un délai de quatre à six mois suivants le dépôt des documents requis.
Le défi du manque de juges se retrouve également dans les tribunaux administratifs qui, même s’ils ne sont pas assujettis à la Loi sur les tribunaux judiciaires, ont des obligations au regard de la Loi sur les services en français.
Avec 34 arbitres bilingues (10 à temps plein et 24 à temps partiel), 747 instances en langue française ont eu lieu dans l’ensemble des 14 cours sous la responsabilité de l’organisme Tribunaux décisionnels Ontario. Ce qui n’empêche pas là aussi des situations tendues. Épuisé par les délais d’attente, un Franco-Ontarien poursuit le gouvernement depuis un an pour tenter de le pousser à instaurer un quorum de juges bilingues.
Au-delà du nombre de juges, un des enjeux réside dans le manque de personnel bilingue dans les tribunaux, souligne Me Vicky Ringuette, présidente de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO).
« Que ce soit en français ou en anglais, les délais sont longs, mais en français c’est pire car on n’a pas toujours quelqu’un au palais de justice qui comprend la nature du statut bilingue d’un dossier et ce que cela implique en termes de ressources. Or, le premier contact direct qu’on a, c’est avec cette administration. »
Lorsqu’elle demande une information en français, la juriste reçoit la plupart du temps une réponse en anglais. « Je me vois aussi souvent répondre que le tribunal n’est pas sûr d’avoir un juge bilingue dans la prochaine rotation régionale. C’est inacceptable. Il y a à la fois un manque d’éducation au sein du personnel administratif et un manque de juges bilingues », estime-t-elle.
Et de prendre pour exemple de récentes nominations unilingues à Brampton. « On se retrouve avec des parties francophones et des avocats francophones, devant un juge anglophone avec un interprète. Ce n’est pas un processus bilingue », déplore la juriste contrainte de demander un ajournement, créant un délai et des coûts supplémentaires.
« On a l’impression qu’on met le fardeau de la résolution du dossier sur les parties et non sur le système judiciaire qui ne joue pas son rôle », soupire-t-elle.
Des solutions à portée de main
Ceci dit, nommer plus de juges bilingues ne suffit pas selon l’avocate en droit de la famille. « On peut avoir tous les juges bilingues du monde, mais si on n’a pas le personnel administratif pour accompagner les juges et les parties, c’est inutile. C’est un véritable travail d’équipe et d’éducation de nos collègues anglophones sur les droits linguistiques qui doit s’effectuer. »
Pas besoin de moderniser la Loi sur les tribunaux judiciaires, selon la représentante de l’AJEFO, mais simplement « l’appliquer comme elle était entendue il y a 40 ans passés ». Cela passe notamment par une répartition géographique cohérente des juges dans les différents tribunaux. « Si on ne donne pas aux grandes villes qui ont de fortes populations francophones les outils pour bien desservir les justiciables, quel message envoie-t-on? »
D’autres solutions concrètes peuvent aussi être envisagées comme combiner les formulaires juridiques (Ontario Court Form) anglais et français en un seul formulaire bilingue afin qu’il soit traité par tout employé sans délai. Un appui pourrait aussi être trouvé dans l’application du règlement sur l’offre active de services en français. Plusieurs juristes demandent son application dans les faits, depuis l’entrée en vigueur de la modernisation de la Loi sur les services en français.
Des sources syndicales estiment qu’une revalorisation des postes administratifs atténuerait le roulement des effectifs à des postes clés et assurerait une plus grande stabilité dans les postes bilingues.
Accentuer l’immigration qualifiée et former plus de professionnels permettrait aussi d’accroître le bassin francophone. Entre 80 et 100 étudiants sortent chaque année de l’Université d’Ottawa avec un baccalauréat de common law en français, une des rares portes d’entrée en langue française vers une carrière d’avocat en Ontario.
Pour tenter de répondre aux défis de main-d’œuvre, la ministre des Affaires francophones, également présidente du Conseil du Trésor, a récemment affirmé renforcer les effectifs francophones de la fonction publique, « afin d’assurer une prestation de services rapide et de qualité pour tous les Ontariens qui souhaitent être servis en français ». Depuis janvier, toutes les offres d’emploi destinées au public sont ainsi disponibles en français.
« Il ne faut pas blâmer tout le monde, tempère toutefois Me Ringuette. Il faut se regarder en face nous aussi les juristes. Tous les avocats ne respectent pas le code de déontologie qui indique pourtant très clairement l’obligation d’informer nos clients qu’ils peuvent procéder en français. Il y a des manquements dans notre propre profession à l’égard des droits linguistiques. »
Et de conclure : « Quarante ans après la Loi sur les tribunaux judiciaires, on devrait être à un point où tous les joueurs aient le réflexe de déterminer dans quelle langue on procède dès le début de chaque dossier, sans donner ni privilèges ni avantages à la partie anglophone du système. »