Jack Kerouac arrive à Sudbury sur les ailes du Projet K

Une répétition sous l'œil du dramaturge Jean-Marc Dalpé. Crédit image: Isabelle Bourgeault-Tassé.

[CHRONIQUE]

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, la blogueuse et activiste du Nord de l’Ontario, Isabelle Bougeault-Tassé.

SUDBURY – L’esprit de Jack Kerouac, icône du Beat Generation et auteur franco-américain qui existait entre « la honte et la fierté » de sa langue, débarquait récemment à Sudbury, dans le Nord de l’Ontario, afin d’être lu, traduit, raconté, contesté, adapté et fêté par des poètes, artistes et créateurs de la région.

« J’ai jamais eu une langue à moi-même », écrivait Jack Kerouac. « Le français patois j’usqua-six angts, et après ça l’anglais des gars du coin. Et après ça — les grosses formes, les grands expressions, de poète, philosophe, prophète. Avec toute ça aujourd’hui j’toute melangé dans ma gum. »

Mélangé. Dans sa gum. 

Le dramaturge Jean-Marc Dalpé et Guillaume Martel Lasalle ont orchestré le Projet K – c’était une révolte effrontée aux « sages » traductions des Éditions Gallimard de l’œuvre de Kerouac, ces interprétations françaises qui ne savaient pas cerner la véritable nature d’un poète franco-américain « toute mélangé dans sa gum ». 

Il fallait rapatrier notre frère, un « Canadien errant » de l’Amérique française, et le faire renaître chez les artistes de Rouyn Noranda, Montréal, ici à Sudbury et – osons espérer – au-delà de toutes frontières. 

Avec le soutien du Salon du livre du Grand Sudbury et le Théâtre du Nouvel-Ontario, les artistes franco-sudburois Miriam Cusson, Daniel Aubin, Chloé LaDuchesse, Connor Lafortune, Dillon Orr, Darlene Raven et Chloé Thériault se sont livrés à ce que Jean-Marc Dalpé m’a décrit comme « une machine à créer, un laboratoire », offrant une exploration de Kerouac parmi les décombres de ses valises, de ses cartes routières, de ses rêves. Et surtout, de son parler.

L’errant et sa langue : Connor Lafortune

L’artiste Connor Lafortune a reconnu en Jack Kerouac une âme errante. Contradictoire. Un homme à la croisée des langues. 

Comme le poète franco-américain, Connor Lafortune chemine dans plus d’un monde étant queer, Franco-Ontarien, fils de la Première Nation Dokis, portant les noms Nimkiins (Little Thunder Spirit) et G’chi Waabshka Mukwa (Great White Spirit Bear). C’est donc en trois poèmes en trois langues qu’il nous a livré une trame identitaire de Kerouac.

« Il fallait prendre l’entité qu’il est dans ses concepts, ses œuvres, ses pensées », explique-t-il. « Puis de le traduire dans un contexte autochtone, un contexte enlevé de sa culture, placé dans une autre culture, de vraiment le mettre dans l’inconnu. »

Dans le décor, une valise ouverte de laquelle débordent les œuvres du poète franco-américain. Crédit image : Salon du Livre du Grand Sudbury

Dans L’esprit du franco, Connor Lafortune confère une identité franco-ontarienne à Kerouac, écrivant en joual franco et en Michif : « Cé terre icit — où ma famille a déjà marché – connaîtra par comment embrasser le son de ma langue. Ça ‘nfrè pas dans leurs bras – chaque syllabe tomberait dans l’ténèbre entre nos paumes – jamais assez sûre de vouloir se toucher. »

Et dans son troisième texte, Wiisaakodewininianishnaabemo Jiibi Jack, texte en anishinaabemowin, Connor Lafortune offre une nouvelle et extraordinaire perspective de cet homme : « ginisidotaanina what it means to step outside yourself? — parce que moué j’le sais — jibwaa — n’gidin nothing could move me now ».

Traduire – afin de dire : Daniel Aubin

Inspiré par Doctor Sax et  Visions of Gerard, l’auteur, poète et journaliste Daniel Aubin s’est embarqué dans le Projet K pour faire briller sur Sudbury une lumière polychrome « plus éclatante que nature ». Il allait traduire afin de dire l’œuvre de Jack Kerouac. 

« Je me suis vraiment permis de transposer l’action dans une scène de Kerouac dans mon quartier d’enfance », confie-t-il. « Je m’en suis servi comme prétexte pour raconter des histoires que j’avais toujours eu envie de mettre sur papier. »

« Dans tous les textes qui situent l’action à Lowell, Massachusetts, là où il a passé son enfance, il y a beaucoup de petits fragments en canadien-français qui sont vraiment très croustillants et puis délicieux », souligne Daniel Aubin.

Jean Marc Dalpé, Darlene Raven, Miriam Cusson, Dillon Orr, Chloé LaDuchesse et Connor Lafortune. Crédit image : Salon du livre du Grand Sudbury

À en croire les écrits de ce poète franco-sudburois, la ville du Nickel offre également de savoureuses miettes de récits fantastiques. 

« Parmi mes rêves tragiques de la rue Main », écrit-il, « Et les autres à Nickeldale – un Sudbury samedi début de soirée – spectral et fantomatique et liminal – tellement impossible – tellement inaccessible – les petits enfants qui jouent dehors autour du crique et qui se promènent à quatre-patte dans le tunnel au bord du parc McLean (mène-t-il aux égouts – j’ai jamais osé vérifier) – les enfants se crient après surtout en anglais mais avec quelques accents francophones quand même – du haut de leurs escaliers au fond de leurs driveways les mères qui poussent toujours des « Attention! Casse-toé pas le cou! Que je te voye! »

Démanteler le mythe : Miriam Cusson

Miriam Cusson souhaiterait se désister de Jack Kerouac et, dans un geste profondément féministe, faire la révolution afin de démanteler la mythologie de ce mortel. 

« Je l’ai un peu vénéré dans ma vingtaine, comme tout le monde je pense », m’explique-t-elle de Kerouac. « Et ensuite, mon regard en tant que femme de 45 ans, mon regard a définitivement changé par rapport au personnage. »

Le Projet K réinterprète en français des textes de Jack Kerouac. Crédit image : Salon du Livre du Grand Sudbury

« I have eaten pieces of you », écrit-elle, « Pristine like the eucharist, devoured them devotedly for my own salvation, les miettes divines s’accumulant dans les coins de ma bouche, entre mes dents, sous ma langue, se mélangeant à ma salive salutaire machouillée que j’ai éventuellement recrachée sur le trottoir, quelque part, somewhere… »

« Je me pose encore beaucoup la question », termine Miriam Cusson. « Pas juste dans le cas de Kerouac, mais dans plein d’œuvres qu’on consomme, qu’on place dans dans cette sphère mythique ou dans le canon comme essentiel. Qui est-ce qu’on a éclipsé pour justement bonifier cette figure-là en particulier? »

« Mélangé dans sa gum »

« J’toute mélangé dans ma gum », écrivait Jack Kerouac. Un franco-minoritaire. Comme toi, peut-être. Et certainement comme moi, Franco-Ontarienne née à Sudbury, de passage à Ottawa, Toronto et au-delà des frontières. 

N’s’autres aussi, on est toute mélangés dans not’ gum, Jack.

Et voilà ce qui est universel dans l’œuvre de Kerouac – tout comme dans ces ouvrages de tous les résidents du Projet K.

On cherche à se dire, malgré not’ gum.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.