Jean Bouchard, l’homme aux mille visages
[LA RENCONTRE D’ONFR]
RICHMOND HILL – Jean Bouchard, le président de la Communauté du Trille Blanc, futur village ontarien entièrement francophone, qui est connu pour une carrière colossale dans l’éducation, directeur et fondateur d’écoles, d’organismes, ou encore précurseur de la création des écoles francophones en Alberta, a plus d’une corde à son arc. Auteur d’un recueil de poèmes, conteur, gymnaste et danseur, sculpteur, il est également là où on ne l’attend pas.
« Vous avez grandi au Québec, mais avez vécu en Ontario une bonne partie de votre vie. Comment définissez-vous votre identité?
Notre langue est teintée, imprégnée de l’héritage culturel dans lequel on a grandi. Je suis très attaché à ma langue et à ma culture, qui sont pour moi intimement liées. Je n’ai appris à parler anglais vraiment qu’à l’âge de 22 ans quand je suis parti pour l’Alberta. À la fin je me sentais même Franco-Albertain. Et plus tard, en déménageant de façon permanente en Ontario, j’ai découvert que ma grand-mère était Franco-Ontarienne, légitimant encore plus cette nouvelle double identité.
Quel était l’objet de votre mission en Alberta?
L’Association canadienne-française de l’Alberta et le gouvernement avaient fait une demande fédérale pour obtenir une subvention pour financer une étude sur la faisabilité des écoles francophones en Alberta, alors la seule province qui n’avait pas d’école de langue française.
J’ai donc été envoyé en 1982 dans la province albertaine en tant qu’agent d’éducation et y suis resté deux ans, avant de remettre mon rapport à l’issue duquel, la première école francophone a ouvert en 1984. Je suis ensuite revenu en Ontario travailler ici à Richmond Hill pour commencer ma carrière d’enseignant.
Qu’est-ce qui vous a amené à enseigner?
C’est principalement ma famille qui travaillait dans l’éducation. Mes tantes étaient institutrices, donc ça m’y a conduit, avec aussi la conscience de l’importance de l’instruction. Ça m’a toujours parlé et je pense que j’y étais prédestiné. Dans mon recueil de poèmes Ëlle, « Je suis une école » raconte que chaque personne est en fait une école, avec un savoir en soi. Je l’ai beaucoup utilisé en classe avec les enfants.
Vous avez plus de 30 ans de carrière dans l’éducation. Par ordre chronologique, quelles en sont les étapes clés?
J’ai commencé par enseigner pendant sept ans pour le Conseil scolaire de York dans les écoles élémentaires de 1984 à 1989, ce après quoi j’ai occupé le poste de directeur des services aux adultes jusqu’en 1993. De là, j’ai fondé le centre de formation en compétences additionnelles pour les enseignants, le CEEC RUICSO (Centre d’enseignantes et d’enseignants du centre de l’Ontario, Réseau unifié interactif du centre sud de l’Ontario), dont j’ai été le directeur jusqu’en 2000.
Par la suite, j’ai développé des programmes d’alphabétisation et fondé le Centre Fora à Sudbury, un centre de documentations et de livres pour les analphabètes. Un travail qui a occupé une grande partie de ma vie.
De 2000 à 2001, j’ai travaillé au ministère de l’Éducation de l’Ontario, en tant que spécialiste de l’éducation à distance.
Enfin, pendant 11 ans, de 2001 à 2012, j’ai été directeur d’écoles élémentaires. Période pendant laquelle j’ai ouvert en 2007 l’École catholique secondaire Renaissance à Aurora. À partir de 2012, je deviens directeur général au Québec d’une école secondaire privée de 1000 élèves à Trois-Rivières.
Je reviens alors en Ontario en 2013 pour ouvrir une nouvelle école francophone, Père-Philippe-Lamarche à Scarborough, dont je deviens directeur jusqu’en 2018. Le 1er janvier 2019, je prends ma retraite de l’enseignement après avoir perdu mon fils.
Petite anecdote cependant, j’ai été appelé pour un remplacement cette année en tant que directeur adjoint à l’École Sainte-Famille de Mississauga, l’école de ma petite-fille Eva. C’était magique de reprendre du service et de pouvoir partager son univers pendant ces quelques mois.
Quel a été selon vous le plus gros défi de votre expérience dans l’éducation?
La direction générale du Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, école privée secondaire, car mon mandat était complexe et comprenait la négociation des conventions collectives avec un syndicat très actif. J’ai dû restructurer financièrement l’établissement et rétablir l’équilibre de la parité, car il y avait alors 70% de garçons contre 30% de filles. J’y suis resté deux ans avec le sentiment du devoir accompli.
Vous vous êtes ensuite attelé à un projet d’envergure pour les aînés. Peut-on y voir une certaine continuité dans l’aspect transmission de l’enfance à la vieillesse?
J’ai redéménagé au Québec, car je m’occupe de mes parents âgés de 89 et 87 ans. Je suis entouré d’aînés qui m’aident beaucoup avec le projet et qui m’enseignent leur réalité.
Quand on a vécu une tragédie et quand on vieillit aussi, on se pose beaucoup de questions sur la mort et le vieillissement. Peut-être qu’on a même plus peur de vieillir que de mourir. Ça prend un village pour élever les enfants, mais ça prend un village pour aider les aînés. C’est pour ça qu’on a transformé le concept en village pour les aînés.
Quelles sont les prochaines étapes pour le village francophone de la Communauté du Trille Blanc?
Une fois que nous aurons le terrain comme point de départ, nous commencerons par les soins de longue durée avec l’établissement de 160 lits pour les francophones. Quant à la phase deux, il s’agira de logements abordables et de la coopérative d’habitation. Par la suite, on introduira les services : clinique médicale, pharmacie, café, centre culturel, garderie, chenil, etc.
Ce sera un village vivant intergénérationnel avec des francophones de tous âges. On commencera également à regrouper les campus collégiaux et universitaires pour offrir nos services aux étudiants francophones pour travailler et faire leurs stages dans le village. On étudie ça de près avec le Collège Boréal, La Cité et l’Université de l’Ontario français.
En quoi est-ce important de pouvoir vieillir en français quand on est francophone?
Une personne âgée a besoin de se sentir en sécurité, car on est fragilisé par la vie, tout comme un enfant est fragilisé, c’est une inversion qui s’opère. On a besoin de revenir à la racine de notre langue maternelle comme langue de survie en quelque sorte.
Vous avez aussi été gymnaste et danseur, dites-nous en plus…
Enfant, j’avais un petit gabarit et j’ai fait de la gymnastique et du ballet dès l’âge de huit ans. Pour mon père, lui amateur de hockey sur glace, à l’époque ça avait été un choc. J’ai adoré pratiquer la gymnastique, et ce, jusqu’à 18 ans. J’ai ensuite commencé à coacher les filles, enseignant à Mississauga puis dans mon propre club à Saguenay. J’ai également entrainé et coaché l’équipe provinciale féminine de l’Alberta à Edmonton.
Vous êtes auteur, mais ce n’est pas votre seul passe-temps ni seul talent artistique…
J’ai, en effet, publié mon recueil de poésie sur l’amour, Ëlle, en 2000. Je me suis d’ailleurs rendu deux fois au Salon du livre de Paris. En parallèle, j’ai écrit énormément d’histoires, de contes. J’ai aussi narré beaucoup de ces histoires en tant que conteur.
Une autre de mes passions cachées est le stylisme, l’association des couleurs et des formes. De la fin des années 90 jusqu’en 2005 en particulier, j’ai assisté à de nombreux défilés de mode parisiens. Ayant grandi dans un monde de femmes, j’ai toujours conseillé et habillé mes sœurs et les femmes de mon entourage. J’ai d’ailleurs souvent la charge de choisir les tenues de ma compagne!
Je suis très manuel et habile de mes mains, j’ai ainsi pu construire ma maison moi-même. De mon atelier dans mon garage, on peut toujours me trouver là à réparer et bricoler quelque chose. Pour me détendre, je sculpte des totems en bois dans le cèdre, gravant des symboles, à la façon des Premières Nations. Chaque symbole raconte une histoire et c’est une philosophie assez fascinante. »
LES DATES-CLÉS DE JEAN BOUCHARD :
1959 : Naissance à Arvida municipalité de Québec depuis devenue Saguenay.
1982 : Déménagement en Alberta après ses études et participation à l’étude sur la création des écoles de langues françaises dans la province.
1984 : Déménagement en Ontario pour se rapprocher de sa famille à la naissance de son premier fils Guillaume.
1989 : Devient directeur des services aux adultes pour la région de Toronto au niveau de la francophonie, dirige le conseil scolaire Viamonde.
1993 : Fonde un centre de formation à distance pour le personnel enseignant avec le CNED en France.
2018 : Décès tragique de son fils Philippe, qui l’inspirera plus tard à s’engager dans le projet du Trille Blanc.
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.