Joël Beddows, sur scène et à contre-courant
[LA RENCONTRE D’ONFR]
OTTAWA – Ce soir, le rideau se referme aux Zones Théâtrales à Ottawa. L’occasion d’y rencontrer Joël Beddows, présent tout au long de la semaine sur le lieu de l’événement, le Centre national des Arts (CNA). Dans notre entrevue avec le directeur artistique du Théâtre français de Toronto (TFT), il y eut deux temps ou plutôt deux visages. D’abord, le professionnel, perfectionniste et précis sur le choix de ses mots, puis l’humain qui, après une bonne demi-heure, s’ouvre sur son enfance à Sturgeon Falls et la relation complexe avec ses parents. Une clé importante pour comprendre sa démarche artistique engagée et à contre-courant.
« Les Zones Théâtrales se déroulent tous les deux ans pendant une semaine avec le but de faire rayonner le théâtre des communautés francophones. En tant que directeur artistique du Théâtre français de Toronto, que venez-vous chercher ici?
Je suis ici pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour rencontrer des créateurs qui œuvrent dans des contextes, participer à une série de rencontres Les Transfrontaliers. Je suis ainsi en dialogue avec des directeurs artistiques de compagnies de festival de partout sur la planète. On est en train de réfléchir sur les mécanismes à mettre en place pour faciliter la circulation des artistes dans la francophonie internationale.
Je suis ici pour aussi présenter le spectacle Flush, et découvrir les textes en chantier, assister à des productions, voir l’évolution des démarches de mes collègues. Ces Zones Théâtrales sont un festival que j’ai vu croître. Quand j’ai commencé à venir, il y a très longtemps, on était 30 ou 40 dans la salle, maintenant c’est souvent à guichet fermé.
Quelle est l’utilité de ce genre d’événements pour le théâtre franco-ontarien?
C’est une perspective nationale, de Vancouver jusqu’à Moncton, et ça brise l’isolement. C’est un temps d’arrêt et de réflexion, un temps pour les rêves. En voyant le travail des autres, on se remet en question, on voit des possibilités autrement. C’est un vrai carrefour de praticiens.
Vous êtes devenu directeur artistique du Théâtre français de Toronto, il y a trois ans maintenant. Quels étaient vos objectifs lors de votre prise de fonction, et que pensez-vous avoir accompli?
Je voulais tout d’abord multiplier les types et les sortes de théâtre que le public n’a pas l’habitude de voir, sur le territoire canadien, sans pour autant abandonner le théâtre de répertoire. Avant l’Archipel, il y a deux ans, était joué au Berkley Street Theatre dans une scénographie « bi-frontale », Écoutez nos défaites, de Laurent Gaudé, était un projet de théâtre politique qui faisait réfléchir à la politique internationale. J’ai cherché à actualiser des classiques comme Don Juan, Le Menteur. On a aussi créé Le Dire de Di de Michel Ouellette, avec le théâtre La Catapulte d’Ottawa, une pièce symbolique qui a par la suite connu un succès national dans le cadre d’une tournée importante.
Je voulais par ailleurs augmenter les productions visant les enfants et les adolescents. Il faut assurer un contact avec les jeunes pour la pérennité du théâtre.
Aussi, la médiation culturelle était importante pour moi, c’est-à-dire tout projet qui nous permet de décloisonner l’événement théâtral. On a augmenté les cours de théâtre pour enfants, adolescents, on a créé un club de lecture pour les gens avant d’assister aux représentations. On amène le théâtre à eux comme ils ne peuvent pas toujours se rendre à nous. J’ai vraiment en tête un théâtre de la Cité, de tous les possibles, avec une programmation pour une population multiculturelle, plurilingue, un théâtre métropole. J’embrasse tellement la pluralité!
Vous êtes donc installé à Toronto depuis trois ans, est-ce que cela a changé quelque chose dans votre vision de la francophonie?
Je ne vois plus le français dans sa globalité, car la population de Toronto est croissante et diversifiée. Longtemps, je voyais l’Ontario français comme un tabouret à trois pattes, avec Ottawa, Sudbury et Toronto. J’ai réalisé que Toronto est une francophonie multiculturelle et branchée sur la planète, où l’immigration a une réelle importance. C’est pour ça que j’ai changé de palette artistique avec un théâtre beaucoup plus axé sur la pluralité!
À la création de Théâtre Action, il y avait plus de membres de la communauté théâtrale à Sudbury, aujourd’hui plus à Ottawa, et dans 10 ans, il y aura plus de membres à Toronto!
Comment on l’explique?
L’immigration! Aussi, un dynamisme des emplois! De plus, le Festival international du film de Toronto (TIFF) a changé la réputation de Toronto. Le cinéma et la télévision ont créé des occasions pour plus d’artistes, à Toronto. Il y a plus d’artistes pigistes à Toronto! J’ai perdu des comédiens pour des projets cinématographiques. À Ottawa, quand j’étais directeur artistique de La Catapulte, je me demandais comment faire graviter les artistes autour d’une pièce, à Toronto, je peux rêver le projet d’abord et aller chercher les artistes, ensuite!
Avant cette carrière à Toronto, vous avez été longtemps professeur agrégé et directeur du Département de théâtre de l’Université d’Ottawa, où vous avez poussé pour un programme de conservatoire de jeu. Ce nouveau programme débutera même cet automne. De quoi s’agit-il exactement?
J’ai écrit et déposé la demande pour le nouveau programme de conservatoire de jeu juste avant mon départ, car il y avait ce besoin absolument pour le Canada français. On avait besoin d’une école à nous pour le conservatoire de jeu, car les francophones hors Québec n’étaient pas acceptés dans les écoles au Québec. Le curriculum a été conçu avec cet objectif en tête, un programme tourné vers le jeu et la création. Je suis donc ravi de voir les premières cohortes qui arrivent cet automne!
En quoi cela consiste?
C’est une formation complète visant le milieu professionnel, et des programmes en études théâtrales. Pour faire simple, c’est un peu la différence entre une école de droit pour les généralistes et les avocats. L’un est là pour faire réfléchir, les autres, ce sont des praticiens.
Quelques jours après que l’on ait eu la confirmation que l’Université de l’Ontario français verrait bien le jour, on ne peut pas passer sous silence le mouvement de La Résistance, d’autant que vous êtes un artiste engagé. Quel regard portez-vous sur ce mouvement?
À Toronto, cela a renforcé la prise de conscience d’un retard. Je pense que les francophones se sentent souvent délaissés, spécifiquement au TFT, car nous sommes le dernier théâtre sans salle pour nous! Depuis plusieurs années, le militantisme de Toronto est aussi un mouvement de rattrapage dans le domaine de la santé, de la culture et de l’éducation. On se dit qu’on veut les mêmes atouts que les autres.
Est-ce que le gouvernement de Doug Ford fait peser une menace sur le TFT, et plus globalement pour le théâtre en français?
J’ai réellement l’impression que c’est un gouvernement qui improvise. Notre financement a été réduit, même si je n’ai pas les chiffres devant moi. On a perdu plusieurs programmes au Conseil des arts de l’Ontario. On est un peu dans l’attente, parce qu’on se pose tous la question des élections fédérales et comment cela agira sur le fonctionnement de Doug Ford.
Cela a obligé le TFT à des économies?
On a rationalisé des choses. On est obligé de jouer moins de représentations pour le même nombre de spectacles. Le spectateur, le plus qu’il y a de choix de dates, plus il est satisfait. Au temps de mon prédécesseur, Guy Mignault, on jouait deux à trois semaines des représentations, ça ne peut plus être le cas aujourd’hui!
Chaque billet est très subventionné, et si les subventions ne suivent pas, avec le coût de la vie, on a le choix soit de couper les spectacles, soit de jouer moins longtemps.
Pourquoi avoir choisi votre voie dans le théâtre?
J’ai eu un déclic à 18 ans. Une enseignante m’a amené à Sudbury voir Le Chien de Jean Marc Dalpé. J’ai compris le pouvoir transformateur du théâtre, non seulement pour moi comme individu, et aussi pour la société. J’ai compris que le théâtre était essentiel. Ça n’a jamais été un métier, mais une vocation. Je ne voulais pas passer mon existence à travailler sans faire une différence et améliorer la société. Parfois, cela veut dire secouer et ébranler les spectateurs.
Vous avez grandi à Sturgeon Falls, une communauté majoritairement francophone. Pouvez-vous nous parler de votre jeunesse?
Mes parents en fait étaient anglophones. Je ne comprenais pas le mépris de mes parents envers cette cause juste qu’était la francophonie. Mes parents travaillaient fort, ils avaient des employés, mais ils étaient persuadés que les francophones avaient quelque chose de moins, que leur langue était inférieure, qu’ils étaient condamnés à un sort d’ouvrier.
À 14 ans, j’ai lu Le Bourgeois gentilhomme de Molière, j’ai eu le sentiment profond qu’ils m’avaient menti, ils m’avaient dit que c’était une langue marginale et d’exclusion, et je me suis demandé comment une langue soi-disant si pauvre pouvait donner Molière. Pourtant, mes parents n’étaient pas de mauvaises personnes.
Comment dans ces conditions avez-vous fait pour apprendre le français?
Mon père m’a inscrit à un école franco-ontarienne, à Field. Mes parents m’ont dit que ça serait plus facile ainsi de gérer les ouvriers francophones plus tard. Si on voulait sortir les francophones de leur pauvreté, c’était par l’école anglophone. Mon père était conservateur, on peut aimer ses parents et être en désaccord. Ils étaient le résultat de la culture et de leur langue, des dignes héritiers de ce qui était en place au Canada.
Comment ont-ils réagi quand vous avez pris la voie du théâtre?
Ils avaient peur que je sois pauvre, ils n’étaient pas d’accord. Il y a deux moments dans ma vie où mes parents ont vraiment eu peur pour moi, quand je leur ai dit que je voulais faire une carrière en français, car ils avaient peur que je meurs de faim et le jour où je leur ai dit que j’étais homosexuel.
Est-ce que plus tard, ils ont tout de même été fiers de votre réussite?
Le temps donne raison, mais mon père n’a jamais voulu voir une seule de mes productions.
Est-ce que cela vous a blessé?
(Il réfléchit). Peut-être au début! Pour venir à un événement théâtral, il faut une curiosité, une ouverture, et ça n’est pas donné à tout le monde. Mon père n’avait pas ça en lui, mais les gens sont ce qu’ils sont, il ne faut pas avoir l’apriori qu’on va les changer, mais plutôt de voir ce qu’on a en commun. »
LES DATES-CLÉS DE JOËL BEDDOWS
1971 : Naissance à Sturgeon Falls
1995 : Commence des études à Paris pour un an
1998 : Devient directeur artistique et co-directeur général du théâtre La Catapulte, à Ottawa
2002 : Professeur au Département de théâtre de l’Université d’Ottawa, prend la direction du Département en 2011
2016 : Nommé directeur artistique et co-directeur général du Théâtre français de Toronto
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.