NOUVELLE-ORLÉANS – Joseph Dunn a embrassé plusieurs carrières au cours de ces 25 années à défendre la francophonie en Louisiane. Cet ancien directeur du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) est aujourd’hui directeur des relations publiques et du marketing à la Plantation Laura, à Vacherie, proche de La Nouvelle-Orléans. En janvier dernier, le ministère des Affaires étrangères du Canada l’a nommé consul honoraire pour l’ambassade du Canada.

« Vous avez appris le français à l’âge de huit ans. Qu’est-ce qui vous a replongé dans vos origines françaises?

Je ne dirais pas que je l’ai appris, mais plutôt que je me le suis réapproprié. À l’époque, le français se parlait dans ma famille. Je savais aussi que j’avais une aïeule dont on disait qu’elle était française. La Louisiane, c’est vraiment une mosaïque de populations francophones et créolophones. Donc, quand j’étais petit garçon, on ne distinguait pas cajun, créole ou autre. On me disait juste que mon aïeule était française.

J’étais très intéressé par la généalogie, puis j’ai passé beaucoup de temps avec mes grands-parents qui racontaient les histoires du vieux temps. Mes grands-parents avaient des amis en bas du bayou, dans le sud de La Nouvelle-Orléans, qui étaient d’origine acadienne, donc des cadiens. La grand-mère de cette famille était unilingue francophone. Je trouvais ça fascinant alors que je n’avais que quatre ou cinq ans.

Il est très difficile de compter le nombre de locuteurs du français, du créole ou du cadien en Louisiane. Les estimations du CODOFIL parlent de 200 000 personnes pouvant communiquer en français. Crédit image : Hypersite, travail personnel via Wikimédia Commons CC BY-SA 4.0

Peu de temps après, l’église méthodiste avec laquelle j’ai grandi avait fait une collecte de fonds pour aider à la construction d’une chapelle pour le peuple houmas, des Indiens natifs de la Louisiane. Comme ils ont été en contact avec les Français autour de 1684, les Houmas parlent français.

Quand je suis allé acheter des souvenirs auprès d’un aîné qui tenait un petit kiosque, je ne pouvais pas communiquer avec lui en français. J’avais cinq ans et j’étais interpellé. C’est plus tard, autour de huit ou neuf ans, que des professeurs de Suisse sont venus dans mon école élémentaire et là, j’étais complètement accroché.

Ça a été une sorte de déclic génétique. C’était comme si cette langue m’habitait quelque part. Il fallait juste mettre la clé au contact, et depuis, j’ai fait du français ma langue. Je considère le français comme ma langue autant que n’importe quelle personne de langue maternelle française.

Quand on vous demande vos origines, quelle réponse aimez-vous donner?

Je suis Nord-Américain. Je suis créole par définition, en tant que descendant de colons français qui sont arrivés en Louisiane pendant la période coloniale. J’ai aussi des racines acadiennes, de mes ancêtres qui sont arrivés à la fin du XVIIIᵉ siècle. Je suis Louisianais, je suis Franco-Louisianais, je suis Louisianais d’origine française, d’origine irlandaise, écossaise. Oui, en fait, je suis Nord-Américain.

Joseph Dunn lors de sa rencontre avec Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie. Gracieuseté

D’après vous, le déclin du français pourrait-il être évité?

Je le crois et c’est très intéressant, parce qu’en plus de cela, c’est de voir l’espace francophone par le biais du français ou même du créole. C’est lié à toutes les langues d’héritage ou toutes les langues patrimoniales. On voit ça en France, avec les écoles bilingues en Bretagne pour le breton, les écoles pour l’occitan, ou même au Canada avec les efforts qui sont déployés pour faire revivre ou maintenir les langues autochtones.

Il est très difficile de faire comprendre aux gens, aux anglophones unilingues, qu’en revenant au français, on comprend tellement mieux cet espace où l’on habite. Je comprends tellement mieux l’histoire de la Louisiane maintenant. J’ai un regard complètement différent sur tout cela quand je peux le regarder en français.

Vous avez choisi de faire carrière dans des univers francophones. Quelle est l’étendue de votre curriculum?

J’étais conseiller de la ministre adjointe au ministère de la Culture de la Louisiane. Je suis passé aux relations internationales auprès du lieutenant-gouverneur de l’État, puis au sein de l’Office du tourisme de l’État. Ensuite, je suis passé au consulat général de France à La Nouvelle-Orléans, avant d’être nommé directeur du CODOFIL.

Finalement, je suis retourné à mon premier amour à la Plantation Laura, une vieille maison qui représente cette histoire de la Louisiane postcoloniale, cette Louisiane créole. J’y suis toujours et, en parallèle, je viens d’être nommé consul honoraire pour le Canada en janvier dernier.

De gauche à droite : le consul général de France à La Nouvelle-Orléans, M. Rodolphe Sambou, accompagné de la mairesse de La Nouvelle-Orléans, Mme LaToya Cantrell et de Joseph Dunn. Gracieuseté

J’ai été recruté sur ces postes parce que je parlais français. Le lieutenant-gouverneur de l’époque, Mitch Landrieu, qui par la suite est devenu maire de La Nouvelle-Orléans, et qui vient tout juste de terminer un mandat auprès du président Biden, voulait mettre la lumière sur la culture et les différents aspects culturels comme leviers économiques, et le français m’a beaucoup servi dans mes missions.

Diriez-vous que le gouvernement louisianais est ouvert au fait français?

Il y a énormément de sensibilisation et d’éducation à faire. J’ai toujours été le seul francophone dans ces postes. Il n’y a pas vraiment de politique d’embauche de francophones dans les différents ministères. Cette sensibilité au fait français n’existe pas vraiment à l’intérieur des administrations.

Il n’y a personne pour mettre la lumière sur les relations internationales ou sur la valeur économique ou professionnelle du français. C’est complètement invisible. Nous avons du travail à faire pour trouver une manière de les sensibiliser vis-à-vis de la francophonie.

Joseph Dunn a rencontré le président français, Emmanuel Macron, en 2022. Gracieuseté

Il y aurait plus de 5000 enfants qui apprennent le français grâce à l’immersion en Louisiane. L’immersion est-elle le moyen le plus viable pour augmenter la population de nouveaux francophones?

Je martèle depuis des années le côté économique et la valorisation sociale et professionnelle du français, mais s’il n’y a pas d’implication dans la vie de tous les jours, il n’y a pas de raison de parler cette langue. Le simple fait de l’apprendre ne va pas garantir sa survie ou sa transmission.

On a mis tous les œufs dans le panier de l’éducation et on n’a rien fait en annexe pour faire évoluer les programmes universitaires. Je travaille aussi dans le tourisme, pour créer de l’emploi et pour qu’il y ait justement cette passerelle et des débouchés.

Évidemment, il y a des gens qui sont, pour toutes les bonnes raisons, très enthousiastes pour l’immersion, sans comprendre que l’immersion n’est que le début. Il faut développer d’autres étapes pour accompagner les jeunes qui apprennent le français. La disparition des cours de français langue seconde dans les écoles secondaires m’inquiète et m’interpelle beaucoup.

Dans nos universités, nos programmes sont très axés sur la littérature française, donc le côté intellectuel, plutôt que le côté pratique. Il n’y a pas de cours qui démontrent justement l’utilité du français sur le marché du travail, alors que l’espagnol a cette place-là, on la voit comme une langue de consommation.

En novembre 2022, M. Dunn est décoré de l’Ordre des francophones d’Amérique par Juliette Champagne, sous-ministre associée chargée du Secrétariat à la promotion et à la valorisation de la langue française au Québec. Gracieuseté

Vous personnifiez la résilience et l’effort des Louisianais dans la préservation du français. D’autres personnes suivent vos traces, notamment sur les réseaux sociaux avec Jourdan Thibodeaux ou Will McGrew, qui a créé la première chaîne de télévision en français de Louisiane. Est-ce qu’on est témoin d’un mouvement de renaissance du français?

Oh là là, la pression! (Rires) Déjà, je crois qu’on préserve quelque chose quand on le met dans un bocal, sur une étagère et qu’on passe devant de temps en temps pour le regarder, parce que c’est un vestige du passé. Ça, c’est la préservation. Je vois plutôt une matière brute, je vois une ressource naturelle, renouvelable que je veux développer. Je veux que les gens reconnaissent la valeur de cette ressource et qu’ils s’en servent et qu’ils se joignent à nous pour utiliser le français.

M. Dunn est souvent appelé à faire des conférences au Canada ou en France, comme ici à l’Université Bordeaux-Montaigne en 2023 pour parler de la relation spéciale entre la France et la Louisiane. Gracieuseté

Je ne me vois pas vraiment comme un militant, je me vois comme un porte-parole. D’ailleurs, nul n’est prophète dans son pays. Je suis plus reconnu au Canada que je ne le suis en Louisiane, comme mon ami Zachary Richard. Je ne pense pas que quiconque me suive ou suive mes pas, mais il y a effectivement une visibilité très intéressante et qui reflète bien qui nous sommes, avec les personnalités que vous mentionnez et qui se sont fait remarquées sur différents réseaux.

Peut-on parler d’insécurité linguistique en Louisiane?

Rappelons-nous que les gens qui ont fait l’expérience de l’insécurité linguistique sont ceux qui ont été punis parce qu’ils parlaient français en Louisiane. Ils diront qu’ils ne parlent pas le bon français, le vrai français. Ce sont des personnes âgées, qui ne sont plus exposées aujourd’hui à ce concept de francophonie, d’assimilation, d’insécurité linguistique.

Je m’explique : tu peux mettre une personne âgée louisianaise de langue maternelle française devant la télévision en anglais, et cette personne ne va avoir aucun problème à regarder une émission d’Angleterre ou d’Australie parce qu’elle est toujours exposée à ces variétés d’anglais. L’oreille s’est accordée automatiquement. Tu mets cette même personne de langue maternelle française devant une émission québécoise, acadienne, franco-ontarienne ou française. Cette personne ne va rien capter, parce qu’elle n’a pas été exposée aux langages, au vocabulaire. L’exposition aux différents contextes linguistiques n’a pas pu se développer.

Joseph Dunn met aussi sa casquette d’entrepreneur afin de promouvoir la Louisiane, comme en 2022, à Paris, lors d’une conférence. Crédit image : Nestora

Quel est votre rôle au sein de la Plantation Laura?

Je suis l’un des administrateurs du site. En fait, mon titre, c’est directeur du marketing, des relations publiques et de la communication. Je suis, si vous voulez, la figure de la plantation.

Je participe également à la construction du récit interprétatif. C’est le mariage de tous mes intérêts. C’est le français, c’est le créole, c’est la recherche, c’est la vieille maison et le contact avec le public. L’année dernière, 25 % de la fréquentation étaient des francophones. On peut avoir une visite en français tous les jours.

De quels moyens disposez-vous pour assurer le développement du français?

C’est une très bonne question, parce que je considère la plantation comme un petit incubateur. Je suis toujours à la recherche de jeunes qui parlent français, qui veulent pratiquer leur français et qui viennent travailler avec nous à la Plantation Laura. C’est le moyen d’essayer d’avoir un espace où le français vit de manière professionnelle.

La Plantation Laura, une maison historique entourée de champs de canne à sucre, est un endroit très spécial pour Joseph Dunn. Gracieuseté

En 2022, le gouvernement du Québec avait pointé du doigt la Louisiane comme un exemple de la perte du français risquant d’arriver à la province. Le premier ministre avait parlé de « louisianisation » du Québec. Aujourd’hui, vous voulez vous réapproprier le terme « louisianiser », de façon positive, pourquoi?

Je reprends ce terme, « louisianisation », non pas du côté négatif, comme une assimilation totale, mais comme la « louisianisation » du français. Même si je parle un français international, on se sert à la plantation de termes louisianais français.

Tu vas habiter cette langue et cette langue va t’habiter. J’essaie aussi de véhiculer cela avec mes jeunes collègues, dont ma fille qui travaille maintenant avec moi à la plantation. Il y a toujours ceux qui vont vouloir corriger notre français. C’est vraiment le réflexe des francophones d’ailleurs. Mais je sens, quelque part, une certaine responsabilité presque paternelle de former ces jeunes, de les encourager, de leur donner ces compétences en français professionnel.

En quoi vont consister vos nouvelles responsabilités de consul honoraire du Canada à La Nouvelle-Orléans?

Ce sera beaucoup de représentation, et de voir aussi s’il y a des opportunités en Louisiane pour des partenariats avec le Canada, dans le domaine des affaires, dans le domaine culturel, etc. Donc, un rôle de terrain que je connais assez bien de par mes différents réseaux. Et je suis la personne-ressource en Louisiane pour le consulat général qui est situé à Dallas. »


LES DATES-CLÉS DE JOSEPH DUNN :

1971 : Naissance en Louisiane 

2011 : Nomination au poste de Directeur du CODOFIL

2014 : Retour à Plantation Laura, où il avait commencé à travailler en 1996

2021 : Décoration de l’Ordre national du Mérite (France)

2022  : Visite de la Secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo, en Louisiane, et décoration de l’Ordre des francophones d’Amérique.

2024 : Nomination au poste de Consul honoraire à La Nouvelle-Orléans

Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario, au Canada et à l’étranger.