Kosovo : le fossé linguistique creuse les divisions ethniques
PRISTINA (KOSOVO) – Vingt ans après la fin de la guerre au Kosovo, le calme précaire dans le plus jeune pays d’Europe cache une animosité et des tensions toujours existantes entre Albanais et Serbes. Des divisions ethniques creusées par un fossé linguistique plus important que jamais. Notre journaliste Étienne Fortin-Gauthier est sur le terrain pour témoigner des deux solitudes kosovars.
Qui est Kosovar? « Personne », répondent d’une seule voix, un groupe de jeunes attablés dans un bar à la mode de Pristina, capitale du Kosovo.
« Je me considère comme Albanais du Kosovo », précise Kreshnik Halili, qui est étudiant universitaire. Ses amis acquiescent.
90 % des citoyens du Kosovo ont des origines albanaises et s’identifient comme Albanais du Kosovo. 5 % ont des origines serbes. Les deux groupes ne parlent pas la même langue. Elles ont néanmoins un statut égalitaire en vertu de la Constitution : l’albanais et le serbe sont deux langues officielles.
L’ami de Kreshnik, Venet Nici, dit que les ponts sont coupés entre les Albanais et les Serbes.
« Les Serbes du Kosovo? On aimerait ça leur parler, mais ils ne veulent pas avoir d’interactions avec nous. La Serbie alimente les préjugés à notre endroit et ils ne veulent pas nous fréquenter », croit-il.
Et s’ils le voulaient, d’un côté comme de l’autre, pourraient-ils réellement se parler et apprendre à se connaître?
Lorsque le Kosovo était une province serbe, l’enseignement de l’albanais et du serbe était généralisé pour tous. Mais le refus d’apprendre la langue de l’autre s’est imposé comme un geste de protestation, durant les années 90. Aujourd’hui, une infime minorité de citoyens du Kosovo parle les deux langues.
La guerre du Kosovo, en 1998 et 1999, a créé un fossé béant entre Albanais et Serbes. Les Albanais du Kosovo accusent la Serbie de crime de guerre, les Serbes du Kosovo, eux, refusent d’accepter l’existence même d’un pays nommé Kosovo.
« La langue n’est pas à l’origine du conflit, mais c’est un facteur qui ralentit la résolution du conflit », affirme le commissaire linguistique du Kosovo, Slaviša Mladenović. « Il n’y a pas d’apprentissage de l’autre langue officielle par l’un ou l’autre des groupes. Nous allons sans aucun doute faire face à encore plus de difficultés à l’avenir », se désole-t-il.
Serbe d’origine, il a, lui, une maîtrise parfaite de l’albanais.
« Il y a une mentalité ethnocentrique alimentée par les médias et le système d’éducation. […] Cela permet de manipuler les gens. Si les politiciens le voulaient, ils pourraient facilement mélanger tout le monde et les faire travailler ensemble, puis après quelques années, les gens socialiseraient », croit-il.
En poste depuis 2012, il est le chien de garde du bilinguisme au Kosovo, qui a été imposé par la communauté internationale.
« Nous avons accepté un contrat social qui établit qu’il y a deux langues officielles. Ça a été imposé par la communauté internationale, au sein de notre constitution et de nos lois, pour obtenir notre indépendance. Pour être un acteur crédible sur la scène internationale, nous avons le devoir de respecter rigoureusement ce principe de bilinguisme », insiste-t-il.
Mais concrètement, l’offre de services bilingues a de nombreuses lacunes. Et le gouvernement du Kosovo, dominé par une fonction publique albanaise, fait souvent des gaffes, dit-il.
« Lorsque les droits linguistiques ne sont pas respectés, cela crée un sentiment de discrimination et de colère encore plus grand », renchérit-il.
Le pont de la division
C’est un matin ensoleillé à Mitrovica, communauté du nord du Kosovo. Les rues sont pleines de vie et tous vaquent à leurs occupations. Un calme qui contraste avec la tension palpable aux extrémités du tristement célèbre pont de Mitrovica.
Des militaires de l’OTAN montent la garde, armés de mitraillettes. Des blindés bloquent le chemin à tout véhicule. Le pont de Mitrovica, théâtre d’affrontements violents au cours de la dernière décennie, est devenu le symbole des tensions entre Albanais et Serbes du Kosovo.
Les Albanais vivent au sud de la ville. Ils ne franchissent à peu près jamais le pont qui mène vers Mitrovica Nord où vivent une majorité de Serbes. Les Serbes de Mitrovica refusent d’accepter l’autorité du gouvernement kosovar de Pristina. La monnaie utilisée ici est donc serbe et les programmes scolaires et les lois sont majoritairement calqués sur la Serbie. Ce n’est pas le drapeau kosovar qui flotte sur les immeubles, c’est celui de la Serbie.
Du haut des collines de Mitrovica Nord, la rivière Ibar qui sépare Mitrovica n’est plus visible. Tel un mirage, les deux villes semblent tout à coup ne faire qu’une.
Avec un ami, Aleksa Lazarevicc est perché tout en haut d’un stade en construction, abandonné depuis trois ans.
« La majorité des Serbes ne veulent pas de relations avec les Albanais. Ils les accusent d’avoir volé leur territoire », lance-t-il. « Moi, je ne suis pas de cet avis. Je suis sûr que si je pouvais parler albanais, je serais ami avec plusieurs d’entre eux. On est tous des humains », ajoute le jeune homme.
Au contraire des jeunes de Pristina interviewés. il croit que ce sont eux qui ne veulent pas de contact avec lui.
Plus bas, sur la vieille rue piétonne de Mitrovica Nord, la journaliste Sanja Sovrlic multiplie les poignées de main. La patronne du site de nouvelles « Ni noir, ni blanc » est une personnalité connue dans la communauté serbe du nord du Kosovo, d’où elle est originaire.
« Certains disent qu’il faut connaître la langue de son ennemi. Je crois que depuis 20 ans, on a fait une gaffe de ne pas l’enseigner. Et en pouvant discuter avec l’autre, on réalise souvent qu’on a plus de points en commun qu’on le croyait », lance-t-elle.
Les Serbes de Mitrovica rêvent que le nord du Kosovo soit légué à la Serbie.
« Impossible! », affirment une majorité d’Albanais, qui refusent d’imaginer de perdre la région qui compte le plus de ressources naturelles sur le territoire. Le statu quo est dénoncé par tous, mais les autres options semblent finalement faire encore moins d’heureux, affirment la plupart des observateurs. Les deux groupes vivent donc voisins, avec un minimum d’échanges, observe-t-elle, également.
« Les politiciens n’encouragent pas l’apprentissage des deux langues. Ça les aide à rester en poste. Lorsqu’on lit les médias dans une langue ou l’autre, les mêmes nouvelles sont présentées de manière opposées », souligne-t-elle.
Sanja Sovrlic croit qu’en alimentant le conflit, les politiciens serbes et albanais créent une diversion pour faire avancer leurs agendas respectifs et stimuler les sentiments nationalistes de l’électorat.
Des efforts pour se comprendre
Conscients des conséquences de ce fossé linguistique, plusieurs organismes internationaux offrent des cours de langues à l’un ou l’autre des deux groupes.
L’Union européenne finance certains d’entre eux, à Mitrovica Nord et à Pristina. L’Angleterre a aussi développé de nouveaux manuels pour apprendre l’albanais et le serbe.
À titre personnel, certains citoyens tentent aussi des rapprochements. Kastriot Behrami a toujours eu une curiosité à l’endroit des Serbes du Kosovo.
« Au cours des deux dernières décennies, je me suis retrouvé dans des groupes avec des Serbes seulement deux ou trois fois. Mais récemment, j’étais assis dans un autobus voyageur à côté d’un Serbe », raconte-t-il.
La technologie est venue à leur rescousse pour débuter un dialogue.
« On a commencé à se parler en utilisant l’outil Google traduction. Moi, j’écrivais en albanais et traduisais mes phrases en serbe en écriture cyrillique. Lui, le contraire », dit-il.
Les deux se sont ajoutés comme amis sur les réseaux sociaux et ont pu s’entendre sur leur désir de se revoir pour prendre un café.
L’apprentissage d’une langue neutre est peut-être une piste de solution plus réaliste dans le contexte mondial actuel.
« La vérité, c’est que nous ne voulons pas apprendre la langue de l’autre pour des raisons pratiques, nous préférons des langues internationales comme l’anglais ou le français », lance-t-il.
Des villes fortes de leur diversité
Dans certaines villes, les groupes ethniques se mélangent davantage et vivent dans une paix relative. Et à chaque fois qu’une langue est parlée par au moins 5 % des citoyens, elle se doit d’être reconnue officiellement par la municipalité.
Ainsi, la ville de Prizren, dans le sud du pays, compte quatre langues officielles : l’albanais, le serbe, le bosniaque et le turc. Le roumain pourrait s’ajouter prochainement, suite à une demande de citoyens. Plusieurs milliers de Turcs nés au Kosovo habitent la ville.
« Ici, nous vivons pacifiquement. On se chicane seulement pour le foot! », confie Kemal Keyserli, un jeune rencontré dans la vieille partie de la ville.
Officiellement, il est possible de demander des services de la ville, de la police, des services de santé et d’étudier dans toutes ces langues, dit-il.
Il admet que la situation générale au Kosovo est plus complexe.
« À la blague, on dit parfois que les Serbes devraient aller en Serbie, les Albanais en Albanie et la minorité turque en Turquie. Le Kosovo serait alors tout aux Roms! », lance-t-il.
Mais même à Prizren, la paix ne tient souvent qu’à un fil. Alors que l’auteur de ces lignes était en train de photographier un panneau multilingue de la municipalité, un homme s’interjette.
« Voilà l’origine de nos problèmes! On est majoritairement albanais, mais des gens insistent pour qu’on laisse une place à toutes les langues! Ici, les Albanais sont chez-eux! », lance-t-il.
L’homme montre l’immense tatouage dans son dos qui représente le drapeau albanais, avant de quitter précipitamment.
Le commissaire linguistique du Kosovo, Slaviša Mladenović, a une réponse toute faite pour ce genre de critiques.
« La santé démocratique et économique d’un état est habituellement en adhésion avec la manière dont un pays traite ses minorités. »
Le Canada appelé en renfort
Alors que le Canada célèbre 50 ans de bilinguisme officiel, le commissaire linguistique du Kosovo ne dirait pas non à un coup de main canadien.
« La politique étrangère du Canada à l’endroit du Kosovo est davantage orientée vers de l’aide militaire et en matière de sécurité. Le Canada pourrait nous aider beaucoup plus en matière de bilinguisme. On a besoin de votre expertise. L’offre active est un concept que nous pourrions copier, mais il nous faut de la formation. Vos outils de traduction, également. Nous partons de si loin. Même les médicaments n’ont pas de contenants bilingues », souligne Slaviša Mladenović.
Le commissaire linguistique du Kosovo tient aussi à partager sa vision du bilinguisme canadien, après avoir visité le pays lors de la conférence des commissaires linguistiques, en juin.
« J’ai un message aux Canadiens : vous ne connaissez pas votre chance! Vous avez un système qui fonctionne. En matière de bilinguisme, le Canada a probablement le meilleur système au monde avec des systèmes de protection en place », lance-t-il.