La Commission Rouleau : là où le français relève de l’utopie
OTTAWA – « Jurez-vous que le témoignage que vous allez rendre devant la Commission sera la vérité, toute la vérité et rien que la vérité? » « Oui », répond le ministre acadien Dominic Leblanc.
Ce moment s’est produit mardi soir lors de la Commission sur l’état d’urgence lors du témoignage du ministre des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités. Si le moment est anodin, il s’agit quasiment, de la seule partie de français entendue durant le témoignage de trois heures du ministre.
C’était notamment le cas aussi lundi lorsque trois francophones du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ont témoigné ensemble. Le grand patron du SCRS David Vigneault et deux autres hauts fonctionnaires du SCRS Marie-Hélène Chayer et Michelle Tessier ont témoigné pendant plusieurs heures dans leur seconde langue.
Mais ils ne sont pas les seuls. Au total, jusqu’à présent, sur près de 60 témoins, un seul s’est exprimé en français pour tout son témoignage. Steeve Charland, le leader d’un groupe québécois, les Farfadaas, qui s’était déplacé à Ottawa pour manifester leurs oppositions aux mesures sanitaires. Plusieurs autres francophones qui ont témoigné depuis le début des audiences l’ont fait uniquement dans la langue de Shakespeare.
La Commission fédérale est bilingue tout comme les documents produits par la Commission et le juge franco-ontarien Paul Rouleau s’adresse aussi parfois aux témoins en français, notamment à la fin pour les remercier de leur présence. La traduction simultanée est offerte. Toutefois, certains des avocats des différents partis ne peuvent s’exprimer dans la langue de Molière, ce qui force l’utilisation de l’anglais.
Les événements de la Commission sont l’exemple parfait d’anglonormativité, un concept sur lequel l’avocate Anne Lévesque, spécialiste des cas de discrimination, a écrit plusieurs articles. L’anglonormativité est le fait de présumer que l’anglais est la langue dominante et qu’elle doit être parlée et comprise par tous.
« Ce sont des structures de pouvoirs où l’anglais règne. Tout ce qui n’est pas anglais est marginalisé, dont le français. On le voit à la Commission : il y a des structures de pouvoirs qui font en sorte que les gens sont mal à l’aise (de s’exprimer en français). »
Controverse linguistique
Il y a aussi l’épisode marquant du passage du conseiller Mathieu Fleury au début des audiences. L’ancien élu ottavien avait répondu en français à une question en anglais de l’avocat des camionneurs Brendan Miller. Ce dernier esquissant un sourire en allant ramasser un casque d’écoute pour la traduction, a répondu au micro en français : « Je m’appelle Brendan », déclenchant des rires dans la salle.
« Vous pensez que c’est drôle, mais ce n’est pas drôle », avait répondu le Franco-Ontarien en anglais, ajoutant faire de son mieux pour que ses propos reflètent son témoignage. Ce dernier se disait mal à l’aise à s’exprimer en anglais sur un terme précis en français, comme le mot micro-agression.
L’avocat avait alors demandé à ce que l’on offre un casque d’écoute à M. Fleury pour qu’il comprenne les questions, et ce après qu’il ait répondu durant près de cinq heures à des questions en anglais.
Le lendemain des événements, le juge Rouleau avait rappelé le droit des témoins de s’adresser dans la langue de leur choix.
Un problème de culture?
Questionnée à savoir si ça représentait la culture au sein de la fonction publique fédérale, la présidente du Conseil du Trésor Mona Fortier a esquivé la question répondant que ça serait bon que les gens s’expriment dans la langue de leur choix.
« Je pense que ça serait vraiment le fun d’en entendre plus (de français), alors on va continuer à suggérer d’utiliser les deux langues officielles partout. Puis, je pense qu’à la Commission Rouleau, en plus, on a un juge francophone. On peut discuter avec lui dans les deux langues officielles. J’encourage le monde », a-t-elle lancé avant de faire son entrée au caucus libéral mercredi matin.
La ministre des Langues officielles Ginette Petitpas Taylor estime de son côté que ça « démontre qu’on a encore beaucoup de travail à faire pour toute la question de promouvoir le français dans la fonction publique ». Son collègue Pablo Rodriguez, lieutenant du Québec chez les libéraux, « pense qu’il pourrait y avoir plus de français ».
Le commissaire aux langues officielles a souligné à maintes reprises dans les dernières années son inquiétude sur la présence du français au sein de la fonction publique fédérale. En 2021, Raymond Théberge avait sorti une étude faisant état d’insécurité linguistique avec 44 % (47 % à Ottawa) des francophones ayant participé disant se sentir mal à l’aise d’utiliser le français au travail. La principale raison, à hauteur de 89 %, de celles données par les francophones, est que leurs collègues anglophones ne sont pas à l’aise en français.
Ce n’est pas surprenant que des francophones de la haute fonction publique témoignent en anglais, car l’environnement de travail et la documentation disponible le sont seulement dans cette langue, note Mme Lévesque.
« Ce qu’on voit, c’est la pointe de l’iceberg de plein d’environnements anglodominants qui se manifestent en anglais. Si dans ton milieu de travail, tu travailles en anglais et tu es appelé à témoigner au sujet de ton travail, tu es plus apte à en référer en anglais », dit-elle.
Pour le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) Jagmeet Singh, la commission reflète le « manque d’outils et de ressources nécessaires » relatif au français dans la fonction publique ». Pour le Bloc Québécois, la commission démontre que la fonction publique a « un bilinguisme de façade ».
« C’est clair qu’il y a une culture au sein de la fonction publique qui propose que la langue de travail soit l’anglais », a dénoncé le député Alain Therrien.
Inondé de plaintes dans la dernière année, le commissaire avait demandé à Ottawa d’obliger le bilinguisme des hauts fonctionnaires de la fonction publique. Une mesure accueillie tièdement par le gouvernement Trudeau.
La Commission Rouleau a pour but d’examiner et d’évaluer le fondement de la décision du gouvernement de déclarer la Loi sur les mesures d’urgence. Amorcée le 13 octobre, elle doit prendre fin ce vendredi et le juge Rouleau doit remettre un rapport avec des recommandations d’ici le 6 février 2023.
Cet article a été mis à jour le 23 novembre à 15h34.