Langues officielles : Ottawa essaie discrètement d’affaiblir ses responsabilités dans C-13
OTTAWA – Le gouvernement Trudeau tente à la dernière minute d’affaiblir ses engagements qu’il doit prendre dans l’un des plus importants articles de sa refonte de la Loi sur les langues officielles, qui affecte directement « l’épanouissement et le développement » des minorités francophones. Les libéraux font aussi du même coup ralentir l’adoption de C-13, reproche l’opposition.
La ministre Ginette Petitpas Taylor a déposé une dizaine d’amendements via le rapport du projet de loi à la Chambre des communes il y a deux semaines.
Parmi ses modifications, on note une motion touchant la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles (LLO) par le gouvernement lui-même, l’article 43. La motion viendrait utiliser un vocabulaire moins contraignant. Elle indique que Patrimoine Canadien qui est chargé d’appliquer une partie de la LLO, « peut notamment prendre toute mesure » au lieu de garder la mention « notamment, toute mesure ».
Cette motion vise aussi à harmoniser la version anglophone de l’article 43 à la version francophone qui était différente, mais c’est la version anglaise, moins contraignante qui a été choisie, notent deux experts juridiques.
Un simple changement de mots qui pourrait donner lieu à un recul dans la façon dont le libellé de la LLO pourrait être interprété à l’avenir, estiment-ils.
« Lorsqu’on utilise le libellé ‘’peut’’ au lieu de ‘’doit’’, on accorde une certaine discrétion au ministre de ce qu’il croit nécessaire comme mesures et non pas de s’engager à le faire. Ça peut toujours être considéré, au niveau de l’interprétation de la disposition, comme une mesure beaucoup moins forte, ce qui n’était pas là auparavant », explique l’expert en droits linguistiques et juriste Michel Doucet.
Un couteau à double tranchant
Ce dernier rappelle que cet article 43 « transcende tous les autres secteurs dans la Loi sur les langues officielles » et qu’il est considéré comme essentiel pour les minorités linguistiques. Il assure la mise en œuvre de la LLO et engage le fédéral à prendre les mesures nécessaires, notamment au niveau monétaire, pour assurer l’égalité entre le français et l’anglais.
Par exemple, il est question d’assurer un financement aux provinces pour l’éducation francophone, fournir le financement au programme de contestation judiciaire, assurer les services en français dans les provinces, assurer la mise en place de programmes touchant les minorités linguistiques, etc.
Le professeur de droit Érik Labelle Eastaugh rappelle qu’une fois devant la Cour « il devient plus difficile de démontrer qu’une obligation n’a pas été respectée » si c’est écrit de façon très générale, concédant que ça peut aussi être un couteau à double tranchant. La modification apportée ordonnera toujours une certaine obligation d’agir au ministère, mais lui « laisse une marge de manœuvre très large pour choisir quelles mesures adoptées et aussi quand et comment les adopter », développe-t-il.
« Là où il pourrait y avoir un débat, c’est est-ce que l’article 43 impose de prendre des mesures dans chacun des secteurs mentionnés ou est-ce que c’est comme un menu où le ministre peut choisir à sa guise », ajoute le directeur de l’Observatoire international des droits linguistiques de l’Université Moncton.
Par le passé, c’est une section de la Loi, la partie VII, qui n’a pas été respectée par les ministères, justement car elle n’était pas assez contraignante, souligne Michel Doucet.
« Il n’y avait pas de moyen judiciaire ou de moyen outre par lequel on pouvait les forcer (à la faire respecter)… Les ministères, dès qu’il y avait une obligation de faire quelque chose, ne sentaient pas qu’il y avait une épée de Damoclès au-dessus de leur tête s’il n’agissaient pas. »
Il faudra voir dans quelques années comment l’ensemble du projet de Loi C-13 sera interprété avant de juger si cette mesure pourrait réellement l’affaiblir, préviennent toutefois les deux juristes.
Ralentissement de l’adoption C-13
Dans ses recommandations au projet de loi après son dépôt en mars 2022, le commissaire aux langues officielles Raymond Théberge demandait justement d’augmenter les obligations de Patrimoine Canada soulignant que l’actuel article n’était pas assez fort.
Idem pour la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) qui revendiquait à ce que Patrimoine Canada soit obligé de prendre « au moins les mesures visant certains objectifs précis », dans son mémoire présenté aux parlementaires sur les modifications qu’elle souhaitait apporter à C-13.
Interrogée à ce sujet, la ministre réfute que ces motions visent à affaiblir quoi que ce soit, soulignant que « le projet de loi a du mordant », a-t-elle indiqué la semaine dernière avant une réunion du caucus libéral.
Le Comité des Langues officielles, qui a étudié le projet de loi pendant plus d’une dizaine de séances, a été modifié à plus de 200 reprises, que ce soit via l’ajout d’amendements, le retrait et la modification de mots ou lignes. Au lieu de passer directement au vote en troisième lecture pour envoyer C-13 au Sénat, la ministre des Langues officielles Ginette Petitpas Taylor a déposé une dizaine de motions pour modifier encore le projet de loi, un processus qui n’est toutefois pas inhabituel dans la procédure parlementaire, s’est-elle défendu.
« On aurait pu passer directement au vote au lieu d’ajouter une séance pour aller au Sénat », dénonce le député conservateur Joël Godin, expliquant que son parti ne s’opposera pas aux amendements de dernière minute craignant de décélérer la mouture.
« C’est inquiétant et ça nous démontre encore une fois les belles paroles des libéraux dans ce dossier et sur la protection du français », renchérit le porte-parole en Langues officielles dans l’opposition officielle.
Le projet de Loi C-13 sera débattu à la Chambre des communes mercredi et jeudi. Le vote pour l’envoyer au Sénat pourrait alors survenir.