Notre chroniqueuse Monia Mazigh au Salon du livre de l'Outaouais, en 2023. Crédit image: Rachel Crustin

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

Il y a quelques jours, j’ai eu le privilège, lors d’une table ronde organisée par la plus récente édition du salon du livre de l’Outaouais en partenariat avec Mosaïque interculturelle, de suggérer des classiques littéraires. Des classiques qui ne sont pas « connus » mais que je considère comme des grandes œuvres.

Mon premier classique serait Léon l’Africain, écrit en français par Amin Maalouf et publié en 1997.

Pourquoi ce livre? Parce qu’il est à cheval entre le récit historique et la fiction romancée et qu’il nous fait mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, en lien avec les relations entre l’Europe et les pays arabo-musulmans et l’Afrique. Le personnage principal est le symbole vivant de la rencontre de l’Orient et de l’Occident.

Léon l’Africain raconte l’histoire de Hassan al-Wassan, un personnage réel qui a vécu au 16è siècle, à une époque qui a vu l’essor de l’Europe et le début de la chute des anciennes civilisations, comme celles des Arabes et des Africains. Ce personnage arabe et musulman est capturé par des pirates siciliens et devient géographe chez Jean-Léon de Médicis.

Couverture de Léon l’Africain. Source : leslibraires.ca

On en apprend sur la chute de la ville de Grenade, en Espagne, et sur sa prise par les rois catholiques et le début de la terrible inquisition. On en apprend sur le royaume de Askia le Grand ou Mohamed Touré, ce roi africain fascinant qui a régné sur une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, une région qui s’étend de l’océan Atlantique jusqu’au Niger, en passant par Tombouctou, au Mali. Il a encouragé la science et ses astronomes étaient les meilleurs au monde.

A la fin de sa vie et de son récit, Léon l’Africain part vivre en Tunisie, mon pays natal, et c’est ainsi qu’il décrit les côtes tunisiennes de son navire. C’était comme si je les revoyais aujourd’hui :

« Blancs minarets de Gammarth, nobles débris de Carthage, c’est à leur ombre que me guette l’oubli, c’est vers eux que dérive ma vie après tant de naufrages. Le sac de Rome après le châtiment du Caire, le feu de Tombouctou après la chute de Grenade : est-ce le malheur qui m’appelle, ou bien est-ce moi qui appelle le malheur? »

La figure du père

Mon second classique serait Anatomie d’une disparition, écrit en anglais par Hisham Matar et publié en 2017.

Hisham Matar est un auteur « obsédé » par le père. Son amour, sa présence, son image, son odeur et aussi sa disparition. Et pourquoi il ne le serait pas, alors que l’auteur lui-même a vécu avec cette image floue d’un père qui un jour était vivant, diplomate se déplaçant d’une ville à une autre et, le lendemain, devenu opposant de Kadhafi et disparu sans laisser de trace. Un grain de sel dans un grand verre d’eau.

J’ai choisi Hisham Matar parce que c’est un citoyen du monde né à New York, élevé à Tripoli (Libye) et au Caire (Égypte), éduqué à Londres et vivant aujourd’hui aux États-Unis. Cet auteur écrit en anglais et est donc méconnu du public francophone. C’est aussi un auteur libyen, et il est très rare d’entendre parler de ce pays, à part bien sûr d’évoquer le dictateur Mouammar Kadhafi ou la guerre qui s’en est suivie après que ce dernier ait été chassé du pouvoir.

Couverture d’Anatomie d’une disparition. Source : leslibraires.ca

Mais au-delà des nouvelles, il y a les histoires de gens. Des gens comme le père de Hisham Matar, ou celui de l’un de ses personnages. Nuri est le fils de Kamal Pasha el-Alfi, dissident politique sous une dictature arabe (le pays n’est jamais nommé) et ancien ministre de la monarchie égyptienne.

Le jeune Nuri, adolescent au début du roman, n’aura de cesse d’élucider le mystère de la disparition de son père, habité par cette soif intense de le retrouver. Dans les romans de Matar, la mère est souvent triste, mélancolique, alcoolique et dépressive.

Plusieurs auteurs ont écrit sur « le père » et notamment sur le patricide.

Mais Matar a écrit sur le père non pas tué par ses propres enfants, mais disparu par le régime politique totalitaire qui l’efface, l’emprisonne et le fait disparaître. Toute personnalité qui contredit ou tient un discours de liberté ou de défiance face au régime despotique n’a plus le droit à la vie. Kadhafi l’a fait avec le père de Matar. Bourguiba, ancien président de la Tunisie, l’a fait avec tous ses opposants politiques. Il n’arrêtait jamais de dire qu’il était le père de tous les Tunisiens. Et donc, c’était sous-entendu qu’il fallait tuer les pères biologiques ou, à la limite, que ce n’était pas grave de tuer « les pères réels » pour qu’il reste le seul et unique progéniteur. Le « père de la nation ».

L’anatomie d’une disparition est aussi l’histoire de plusieurs pays arabes dont la jeunesse se sent perpétuellement orpheline d’un père qui fut une fois vivant, parfois même flamboyant, mais qui hélas s’est mystérieusement volatilisé, laissant sa progéniture incapable de grandir, d’aimer, de jouir de la vie et d’avancer vers le futur.

La mémoire d’un peuple

 Mon troisième classique serait Kukum, écrit en français par Michel Jean et publié en 2019.

Kukum raconte la vie de la grand-mère maternelle de l’auteur Michel Jean. Kukum signifie grand-maman chez les Innus et certains peuples autochtones. L’histoire de Kukum est l’histoire de la colonisation du Canada par les Européens. Venus exploiter les ressources de ce vaste pays, ils vont changer le mode de vie nomade des Innus. Ceux qui vivaient auparavant en harmonie avec la forêt et les saisons vont voir leur vie devenir sédentaire, leurs enfants arrachés sous prétexte de civilisation et d’éducation, et leurs langues jetées aux oubliettes, comme si elles étaient source d’ignorance et de honte.

Couverture de Kukum. Source : leslibraires.ca

Michel Jean dresse avec amour et sincérité le portrait de sa grand-mère, une femme qui ne s’est jamais fait abattre par les politiques de colonisation. Sa vie a été une série de batailles pour se tenir debout, pour elle, pour sa famille et pour toute sa communauté.

La voix narrative de Kukum est à la fois solide et vulnérable, ce qui la rend d’autant plus crédible.

 Cette nature indomptée et somptueuse m’a libérée de l’horizon. Je m’amusais à écouter l’écho de ma voix se perdre entre les montagnes.
— Extrait de Kukum, de Michel Jean

Kukum doit devenir un classique enseigné dans toutes les écoles canadiennes. Rien de mieux que cette histoire pour enrayer des siècles de préjugés envers les Innus et les peuples autochtones, et les stéréotypes qui ont sexualisé les femmes autochtones et en ont fait des « proies faciles » pour abuser d’elles et les faire disparaître. Il y a un côté magique et bon-enfant dans ce livre qui ne laissera personne indifférent.