Les dirigeants d’un organisme francophone d’Ottawa suspectés de fraude
OTTAWA – La confiance est-elle brisée au sein de la Communauté camerounaise du Canada de la région de la capitale nationale (COCACO)? Un audit interne, qui conclut à des manquements graves dans la gestion de financements liés à la COVID-19, recommande le congédiement des responsables de l’association et provoque une enquête d’un important bailleur de fonds. Le président incriminé refuse de démissionner : il plaide la bonne foi et dénonce un règlement de comptes.
Les travaux d’une commission interne chargée de faire la lumière sur la gestion de près de 40 000 $ de fonds sont étayés dans un rapport de 32 pages qui épingle une « opacité totale », des « irrégularités grossières » et une « tentative de détournement » d’argent de la part des dirigeants concernant la gestion de fonds de lutte contre la COVID-19.
Sous la loupe des rapporteurs : quatre projets, respectivement financés par la Croix-Rouge canadienne, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), la banque Desjardins et une levée de fonds interne. Deux de ces subventions ont atterri directement dans le compte bancaire personnel du président et une autre dans celui de la trésorière, au lieu d’être placées sur les comptes de la COCACO.
Le rapport dénonce une « prise de libertés avec l’argent de l’association et ses procédures internes qui jette irrémédiablement la suspicion, voire le discrédit sur leur gestion ». Factures et auditions internes à l’appui, les auteurs du document se sont aussi penchés sur le faible taux d’utilisation des financements.
En plus d’avoir transité par le compte du président, seuls 35 % des 26 000 $ alloués par la Croix-Rouge canadienne auraient réellement servi à la lutte contre la COVID-19… L’affaire est sensible : il s’agit de fonds fédéraux d’aide d’urgence pour l’appui communautaire confiés par le ministère Emploi et développement social.
« Irrégularités grossières, complaisance et traçabilité brouillée » selon le rapport
De moindre importance, la subvention de 9 000 $ accordée par l’AFO pose aussi question : sur les 3 000 $ utilisés, près de la moitié ne trouve pas de justification, selon le rapport. L’AFO estime, pour sa part, que les pièces comptables portées à sa connaissance prouvent jusqu’ici la bonne utilisation de la somme.
La totalité des 9 000 $, un fonds investi par l’Agence fédérale de développement économique pour le Sud de l’Ontario (FedDev), est aussi allée dans le compte personnel du président de l’organisme.
Si la subvention Desjardins (3 000 $) est la seule qui ait été intégralement versée dans les comptes associatifs, la commission interne relève dans son rapport une irrégularité majeure : « Le bureau exécutif s’est partagé ces 3 000 $ en rémunération directe, en se faisant passer pour les bénévoles/employés salariés des projets, en violation flagrante des dispositions pertinentes des Statuts de COCACO » et alors que « la crise sanitaire n’est toujours pas entièrement jugulée à ce jour »
L’auteure du rapport et ex-conseillère du bureau dans la stratégie de lutte contre la COVID-19, Catherine Nkongo, pointe une dépense « incohérente, précipitée et inopportune », un partage « sans aucun scrupule ». Elle dénonce en outre l’utilisation de l’argent généré par le quatrième projet.
Intitulé COCACOSTOPCOVID-19 et financé par une levée de fonds auprès de la communauté, il a drainé 1 000 $ de dons, encaissés par la trésorière sur son compte personnel. Si cette dernière affirme l’avoir reversé dans les comptes associatifs, la traçabilité ne permet pas de la garantir, note Mme Nkongo. « À l’heure où nous parlons, cet argent ne se trouve ni dans les caisses de l’association, ni n’a été envoyé au Cameroun, pour aider notre pays d’origine, où il était censé être envoyé à la fin du mois d’août. »
« Ce sont des subventions destinées à de l’assistance humanitaire. (…) On doit avoir un leadership exemplaire et intègre dans la gestion » – Catherine Nkongo, rapporteuse
Mme Nkongo allègue par ailleurs que la commission a reçu des messages d’intimidation, au cours de ses recherches, et que l’Assemblée générale a été « manipulée » au moment de voter contre ses recommandations.
Elle reproche au président d’avoir inscrit frauduleusement son compte personnel dans les conventions de financements avec la Croix-Rouge et l’AFO, d’avoir menti sur les montants reçus, de ne pas avoir reversé le reliquat des sommes restantes et d’avoir « fabriqué » des factures pour justifier la situation.
« Ce sont des subventions destinées à de l’assistance humanitaire et, dans cette période de crise que nous vivons, on doit avoir un leadership exemplaire et intègre dans la gestion. Ce qui se passe est scandaleux. La COVID-19 n’étant pas terminée, je crains que ça ternisse l’image de l’association et qu’on ne puisse plus solliciter de l’aide. »
Le président dénonce un rapport à charge
Le président André Kamdem, qui a encaissé plus de 35 000 $ (soit 90 % de l’ensemble des subventions Covid-19 perçues à ce jour par la COCACO) sur son compte personnel, reconnaît des maladresses, mais conteste les allégations de détournement de fonds et de faux en écriture.
« Là où nous nous sommes trompés, on a reconnu. On a fait des erreurs et on s’excuse » (…) mais « le but de cette commission était de trouver des solutions, pas de juger ni de condamner », dit-il, dénonçant un rapport à charge et refusant de démissionner comme le suggère une des recommandations finales. L’assemblée générale de l’organisation ottavienne n’a d’ailleurs pas voté cette option en janvier dernier.
Au moment des versements de fonds de la Croix-Rouge canadienne et de l’AFO, au printemps 2020, et récemment élu à la tête de la COCACO, il explique avoir été surpris par la pandémie et ne pas avoir eu le temps de faire les démarches nécessaires pour que le bureau exécutif ait accès aux comptes de l’association.
« J’ai soumis mon propre chèque sans intention de frauder. Pour moi, l’essentiel était que l’argent soit disponible », dit-il, alors qu’il risquait de perdre les subventions, compte tenu des délais. La trésorière aurait encaissé l’argent de la levée de fonds du projet STOPCOVID19 pour les mêmes raisons d’accès aux comptes, avant de le transférer.
« L’argent dépensé a servi à la cause » (COVID-19), affirme-t-il, expliquant que des sommes qui n’ont pas encore été dépensées ont été reversées, depuis, dans les comptes de la COCACO. Il ajoute avoir fourni tous les justificatifs à l’AFO pour apaiser les soupçons qui pèse sur lui. « L’AFO ne nous reproche rien et nous sommes en train de faire le même exercice avec la Croix-Rouge. »
« Ceux qui ont déclenché cette polémique sont venus car ils étaient attirés par les subventions » – André Kamdem, président
60% du financement de la Croix-Rouge était destiné au recrutement de trois administrateurs de projets mais, face aux difficultés à trouver des bénévoles durant la pandémie pour notamment distribuer des masques, ce sont des membres familiaux de l’exécutif qui ont assumé ces fonctions. Tous ont agi bénévolement assure M. Kamdem qui essaye de renégocier son entente avec la Croix-Rouge pour réinvestir les montants non utilisés.
Quant à la somme Desjardins répartie entre les membres du bureau et leurs familles, M. Kamdem assume : « Cet argent était destiné à appuyer les bénévoles et il se trouve que c’était des membres du bureau et leurs familles. Ceux qui ont pris cet argent, ce sont les bénévoles. »
L’AFO reconnaît une erreur humaine, la Croix-Rouge enquête
M. Kamdem remet en cause, d’un même souffle, l’impartialité de la commission chargée de faire la transparence dans cette affaire. « Les perdants (aux dernières élections de l’association) n’ont jamais digéré leur défaite et ont juré de faire tomber notre bureau. Ce sont ces perdants qui constituent en majorité cette commission », juge-t-il. « Ceux qui ont déclenché cette polémique sont venus car ils étaient attirés par les subventions ».
La Croix-Rouge canadienne n’a pas souhaité commenter le dossier. Sa coordinatrice des relations médias en Ontario, Kirsten Long, a confirmé à ONFR+ qu’un examen et une enquête étaient en cours, mais indiqué ne pas être en mesure, à ce stade de la procédure, de divulguer de quelconques détails.
L’organisation humanitaire « procède à l’examen de tous les documents financiers, les relevés bancaires ainsi que les pièces justificatives sur les résultats et les produits prévus dans le cadre du projet », précise Jean-Sébastien Pariseau, son chargé de communication.
« On n’a pas mis à jour les bonnes informations pour faire le dépôt dans le bon compte » – Peter Hominuk
De son côté, l’AFO reconnaît une « erreur humaine » dans le versement sur un compte personnel du président Kamdem.
« Quand on a remarqué que ce n’était pas le bon compte de banque, on a demandé les bonnes informations mais, quelque part, entre la réception des bonnes informations et le fait que le paiement a été émis, nous, dans notre base de données, on n’a pas mis à jour les bonnes informations pour faire le dépôt dans le bon compte », explique le directeur général Peter Hominuk.
Il affirme que, depuis cet incident, et en transparence avec FedDev, les procédures de l’AFO ont été mises à jour : « Le processus est très rigoureux et on a mis des vérifications additionnelles pour que cela ne se reproduise pas », dit celui qui pilote une organisation qui aura distribué près de 2,5 millions de dollars au cours de la dernière année.
Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le lundi 8 février, à 18h00.