
Il ne reste plus qu’une seule librairie francophone dans le Grand Toronto dès aujourd’hui

TORONTO – Lynda Grimard-Watt, qui tenait la librairie « Children’s French Book Corner » depuis près d’une décennie, était l’une des rares à proposer des œuvres en français. Mais celle qui assurait cette offre aux parents d’élèves ainsi qu’à des conseils scolaires de langue française de la ville, s’est heurtée à une mauvaise combinaison de facteurs à l’échelle locale, mais aussi provinciale pour rester pérenne.
C’est le Jour J où il faut tout vider. Après quelques semaines d’efforts pour liquider l’inventaire de sa boutique, Lynda Grimard-Watt a reçu de nombreux messages de soutien sur les médias sociaux des habitués de sa librairie qui déplorent cette perte pour la communauté. Mme Grimard-Watt, explique que le flux de clientèle n’était pas viable pour sa survie. « Les gens supposent qu’il n’y a pas de librairie francophone à Toronto », dit Lynda Grimard-Watt.

Elle remarque également les habitudes de consommation de ses clients sur lesquelles la pandémie a eu un effet durable. « Les parents ne veulent plus se déplacer ni conduire pour aller dans une librairie », affirme Lynda Grimard-Watt.
Des librairies qui ferment les unes après les autres
« Ce n’est pas facile de faire le commerce du livre en Ontario, » confirme Stéphane Cormier, qui est président du Regroupement des éditeurs franco-canadien (REFC). Ce dernier explique que depuis 2009, on observe une série noire de fermetures successives de librairies francophones « On a perdu la librairie Grand ciel bleu à Sudbury, la Librairie du Centre à North Bay, les deux librairies Champlain et Mosaïque à Toronto, et la Librairie Le Nord à Hearst a fermé aussi l’an dernier », indique l’éditeur. Dans le Grand Toronto, il ne reste que la librairie Il était une fois à Oakville.

La complexité démographique d’un lectorat francophone, étroit, selon le président du REFC, expose les difficultés du secteur. Didier Leclair, écrivain emblématique franco-ontarien récipiendaire du Prix Trillium en 2000 pour « Toronto, je t’aime » rejoint Stéphane Cormier sur ce point. « Les francophones à Toronto sont éparpillés, c’est dur de mobiliser la clientèle. »
À quand une politique du livre en Ontario?
Les quelques conseils scolaires que Lynda Grimard-Watt continuera de servir depuis un bureau qu’elle compte louer afin de continuer à opérer la deuxième partie de son entreprise, lui offrent l’opportunité de faire durer partiellement son activité. Dans cette idée, Marie-Josée Martin qui est à la tête de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français (AAAOF) martèle qu’une politique du livre comme la loi 51 au Québec pourrait avoir un impact majeur sur l’écosystème des librairies en Ontario français, dans la mesure où une telle loi obligerait les conseils scolaires à s’approvisionner d’abord chez les libraires locaux.

Ces conseils se défendent que la marge de manœuvre à leur disposition est limitée « Les écoles ont des règlements stricts qui découlent des règlements provinciaux, et elles ont un certain budget chaque année pour renouveler leur catalogue de ressources, et ce n’est pas des montants très élevés, ça dépend des écoles », explique Steve Lapierre, directeur des communications au sein du conseil scolaire Viamonde.
Il explique de surcroit qu’il s’agit pour eux de trouver la meilleure offre au meilleur prix. Toutefois, Stéphane Cormier pense que les écoles demandent de gros rabais et que cela n’aide pas les librairies locales « Pour les librairies en région, les ventes aux écoles et aux bibliothèques sont vitales, elles représentent souvent 50 % ou plus de leurs revenus », assure l’éditeur, qui a aussi été libraire.
« Ce n’est pas une question qui a été étudiée à la table du conseil, on n’a pas eu de consultations sur ce sujet-là, mais on doit respecter les règles d’approvisionnement. », soutient M. Lapierre.
Marie-Josée Martin explique que comparativement au Québec, ce n’est pas dans la culture ontarienne de protéger les auteurs, mais elle met surtout le doigt sur des facteurs historiques et affirme que « la difficulté reste toujours de faire valoir nos intérêts en tant que francophones », dit-elle. Mr Cormier confirme d’ailleurs l’impact que le règlement 17 a eu sur la communauté en interdisant l’usage du français en Ontario pendant 15 ans lors du siècle dernier dans les écoles « Ça cultive un rapport complexe à la lecture, car il y a l’insécurité linguistique qui joue, et ça ces des phénomènes qui sont documentés », avance Stéphane Cormier.
Une mission éducative mise en péril
La plupart des acteurs du secteur accueillent l’idée que les librairies font partie d’un écosystème et ont une mission éducative, complémentaire à celle des écoles et bibliothèques. D’où la pression d’établir un levier permettant aux libraires locaux de continuer à exister.
Le gouvernement conservateur, qui vient de remporter une troisième majorité consécutive cette semaine, suscite l’appréhension de Marie-Josée Martin : « On sait que dans la vision conservatrice, on n’aime pas trop règlementer ces choses-là. » Pour Didier Leclair, une quelconque aide à l’échelle de la Ville de Toronto pourrait jouer de son influence et mobiliser les conseillers municipaux pour sensibiliser le public. « Il faudrait donner un peu plus d’argent et identifier les lieux où beaucoup de francophones travaillent ou habitent et là peut-être qu’on gardera une librairie. »