Politique

Médecine primaire : le plan ontarien oublie-t-il les francophones?

TORONTO – Tous les Ontariens auront accès à un médecin de famille d’ici 2029. C’est en tout cas l’objectif du gouvernement qui a mis sur la table 1,8 milliard de dollars pour rejoindre 2 millions de personnes dépourvues de médecin. Dès cette année, 80 équipes de santé primaire seront renforcées, 300 à terme. En première ligne, les centres de santé communautaires francophones tentent de se positionner, alors qu’aucune cible linguistique n’est clairement établie.

« Il n’y a rien dans ce plan-là qui regarde l’aspect linguistique, estime Diane Quintas, directrice générale du Réseau mieux-être francophone du Nord, une entité de planification des services de santé en français.. L’idée que chaque individu aurait accès à des services de santé d’ici cinq ans est bien noble, mais quand on regarde le Nord de l’Ontario et qu’on ajoute la composante francophone, j’ai de la misère à comprendre comment on va y arriver quand les médecins sont déjà surchargés et qu’il n’y en a pas assez »,

Et cette question, beaucoup se la posent partout ailleurs en Ontario, alors que la Dre Jane Philipott a adopté une approche par code postal dans son appel de propositions. À la tête d’une équipe d’action, l’ancienne ministre fédérale de la Santé mandatée par Doug Ford veut mettre un terme à la médecine de couloir et instaurer des soins de proximité.

Mais le concept de quartier ne fonctionne pas toujours pour les francophones, une population souvent éparpillée, de l’avis de plusieurs responsables de centres de santé à travers la province, structurés selon un schéma régional.

Diane Quintas, directrice générale du Réseau mieux-être francophone du Nord, une entité de planification des services de santé en français. Photo : gracieuseté

Ce qui est valable pour le Nord, l’est aussi pour l’Est. En l’absence de critère linguistique dans la répartition des subventions provinciales, Marc Bisson, le directeur général du Centre de santé communautaire de l’Estrie, est parvenu à décrocher un financement dans une phase précédente du plan ontarien en se regroupant avec d’autres centres (anglophones). Cette approche commune lui a permis d’obtenir 1,2 million de dollars pour son organisme, débloquant l’embauche d’un médecin et de quatre infirmières praticiennes. La liste d’attente du centre – qui atteint 3 500 personnes – devrait ainsi dégonfler du tiers.

« On a reçu ce financement par accident (car) il n’y a pas de stratégie provinciale pour la francophonie avec ces sous-là », confirme-t-il. Dans son appel de propositions, le ministère de la Santé se contente en effet d’édicter une série de principes, dont celui de l’équité sur le plan culturel et linguistique.

Les équipes Santé Ontario, des alliés à convaincre

Sans critère contraignant, les centres de santé doivent donc déployer d’autres arguments dans cette course aux financements. Au Centre francophone du Grand Toronto (CFGT), Marie-Ève Ayotte mise ainsi sur une bonne relation avec les équipes Santé Ontario, principales intermédiaires entre les acteurs de santé communautaires et le ministère, détenteur des fonds.

« On a l’appui des équipes Santé Ontario », affirme la directrice des Services de soins primaires, santé mentale et développement de l’enfance qui a « la sensation qu’on est entendu du gouvernement, dans un mouvement qui priorise beaucoup les pratiques touchant les autochtones, les francophones et les populations racisées » (ces dernières représentant les deux tiers des clients du CFGT).

Marie-Ève Ayotte, directrice des Services de soins primaires, santé mentale et développement de l’enfance du CFGT, Marc Bisson, directeur du Centre de santé de l’Estrie, et France Vaillancourt, directrice générale du Centre de santé communautaire Hamilton-Niagara. Photo : gracieuseté

Avec cette opportunité de financement, le Centre francophone du Grand Toronto espère diminuer lui aussi sa liste d’attente, d’autant que ses deux sites sont concernés par la plus récente ronde de soumissions. Mme Ayotte esquisse deux scénarios envisageables pour soigner les Franco-Torontois au plus près de chez eux : « soit augmenter la capacité des sites actuels, soit en ouvrir d’autres, en fonction de là où proviennent les demandes de services. »

Dans une ville où résident 77 000 francophones, les trois médecins de famille du centre gèrent chacun 300 à 500 patients, appuyés par deux infirmières praticiennes et une infirmière navigatrice qui contribuent à désenfler les listes d’attente.

« On devrait identifier les francophones comme une clientèle prioritaire »
— Marc Bisson , directeur général du Centre de santé de l’Estrie

Les centres de santé communautaires dépendent donc largement de leur relation avec les équipes Santé Ontario et leur enclin à accorder une place plus ou moins grande aux services en français.

La directrice générale du Centre de santé communautaire Hamilton-Niagara, France Vaillancourt, décrit un système « laissé au leadership des équipes Santé Ontario, dont certaines sont plus engagées que d’autres sur les services en français, suivant leur niveau de maturité. On est chanceux dans notre région que les deux équipes avec qui on collabore soient assez fortes et utilisent une lentille francophone importante depuis leur création. »

La Dre Jane Philpott dirige l’Équipe d’action pour les soins primaires de l’Ontario. Photo : La Presse canadienne/Darryl Dyck

Mais ce n’est pas le cas partout. C’est pourquoi M. Bisson plaide pour plus d’équité linguistique : « Dans ce type de financement, on devrait identifier les francophones comme une clientèle prioritaire. Un des critères, par exemple, devrait être d’avoir une capacité d’offrir des services en français dans les régions désignées et de cibler autant que possible des organisations qui ont ces capacités. »

Et de poursuivre : « On applaudit ce financement parce que ça fait des dizaines d’années qu’on n’en avait pas eu autant dans les soins primaires en Ontario. 1,8 milliard, c’est beaucoup mais insuffisant pour rattraper un retard qu’on a créé de toutes pièces en investissant seulement dans les hôpitaux et les soins de longue durée. Il nous faut la première ligne la plus solide possible. »

Le recrutement, l’autre casse-tête

Une fois les financements en poche, un autre défi commencera pour les centres de santé : le recrutement d’un personnel qualifié bilingue. Malgré des formations mises en place par le gouvernement pour notamment accroître le nombre d’infirmiers sur le marché de l’emploi, attirer des professionnels demeure un enjeu capital.

Mme Quintas croit que l’Ontario ne pourra pas faire l’économie de l’identification du personnel francophone. Trop de professionnels bilingues ne sont pas identifiés, souligne-t-elle, tandis que « de l’autre côté de la médaille on attend encore l’identification des patients francophones par la carte santé », une demande réitérée en janvier dernier par l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario.

Elle craint que les gens du Nord éloignés des grands centres soient les grands perdants de ce système dans lequel « rien n’assure que les patients seront jumelés avec des pouvoyeurs de services francophones ».

Depuis 2018, de source gouvernementale, l’Ontario a ajouté plus de 15 000 nouveaux médecins à sa main-d’œuvre du secteur de la santé, y compris une augmentation de 10 % des médecins de famille.

Le ministère de la Santé, qui a décliné notre demande d’entrevue avec la Dre Philpott, affirme que les services en français seront bien pris en compte.

Dans un échange de courriels avec ONFR, l’un de ses responsables de la communication, WD Lighthall, souligne des « investissements historiques pour mettre sur pied de nouvelles équipes pour servir les communautés francophones » ainsi qu’un investissement de plus de 1,6 million de dollars pour « élargir la formation de la main-d’œuvre bilingue et améliorer la navigation dans les différents services ».

La porte-parole de l’opposition officielle en matière de santé et d’affaires francophones, France Gelinas, qualifie au contraire de « belle annonce électorale » le plan gouvernemental. « Il n’y a aucune idée là-dedans pour s’assurer que les francophones aient leur juste part. L’équité d’accès n’est pas prise en considération. On n’existe pas », reste convaincue l’élue du Nord.

Avec la collaboration d’Inès Rebei.